Albert Moukheiber : “L’adaptabilité au télétravail est une question de tâche professionnelle plus que de ressources personnelles”
Docteur en neurosciences, psychologue clinicien et conférencier, Albert Moukheiber est également auteur* et chroniqueur régulier pour l’Express. Il y a récemment publié un article sur le télétravail : “Télétravailler oui, mais pas à n’importe quel prix !”. Nous lui avons posé quelques questions sur ce sujet d’actualité.
COM-ENT : Sommes-nous fait.es pour le télétravail ?
Albert Moukheiber : Plusieurs facteurs sont à prendre en compte : la nature de mon travail, la nécessité d’interagir socialement et de collaborer avec mes collègues, le niveau d’acculturation de l’équipe au télétravail, la qualité de la relation avec mon environnement professionnel : la donne est différente en matière d’intégration lorsque l’on est, par exemple, en train de recruter de nouvelles personnes.… Mais si je suis pigiste et que j’ai l’habitude de travailler en autonomie, le télétravail ne va pas nécessairement poser de problèmes. Je dirais donc que l’adaptabilité au télétravail n’est pas tellement une question de ressources personnelles, mais plutôt de tâche.
Bien sûr, une partie de notre cognition sociale est amputée avec le travail à distance : les discussions autour de la machine à café, un moment drôle que l’on partage tous ensemble, le fait d’aller chercher un café pour ses collègues. Ces échanges informels créent de l’engagement et de la cohésion au sein des équipes, ils disparaissent avec le télétravail.
Dans l’article paru dans L’Express, vous écrivez : “le télétravail doit prendre en compte notre dimension d’animal social” : la matérialité des interactions est-elle nécessaire pour s’épanouir ?
Oui, absolument. Nous sommes des animaux sociaux. Les interactions physiques sont nécessaires à notre épanouissement, mais pas forcément avec nos collègues ! Si notre mission professionnelle ne nécessite que peu d’interactions avec le reste de l’équipe, il est préférable d’être en télétravail dans une ville où la qualité de notre vie sociale est préservée : notre cerveau ne fait pas la différence entre nos interactions sociales avec les gens étiquetés “du boulot” et celles avec nos amis : ce qui compte, ce sont les échanges sociaux ! De nombreuses personnes, même en présentiel, n’interagissent pas plus que cela avec leurs collègues, voire même en font une sorte posture idéologique et ne nouent pas des relations d’amitié au travail. Professionnellement, c’est important essentiellement si notre métier requiert des échanges sociaux.
Le télétravail comme facteur de stress : quelles en sont les causes ?
Plusieurs causes sont possibles. Cela peut venir de l’amputation des informations sociales, ce qui laisse une plus grande place à l’interprétabilité : si je n’ai pas confiance en moi, je peux surinterpréter les mails de mon manager ou encore faire des suppositions sur l’intention derrière la phrase d’un collaborateur sur un chat, sur l’absence d’un signe de ponctuation dans une communication écrite. Nous n’allons pas toujours disposer de l’étayage nécessaire pour nous rassurer. Ce degré supplémentaire d’interprétabilité potentiellement négative dû au déficit d’informations, sur des sujets qui ne le sont a priori pas, ajoute une couche de complexité. Il peut être stressant pour des personnes qui ont à la base un tempérament anxieux. En télétravail, l’apprentissage aussi se fait plus difficilement. Et si je suis manager, je peux avoir peur que mes équipes ne soient pas satisfaites ou épanouies.
Ces phénomènes sont liés à la communication non verbale. Une grande partie de nos échanges sont non verbaux, et quand je parle de “non verbal”, ce n’est pas uniquement l’interprétation des signes du corps. On appelle cela l’attention jointe ; cela peut être quelque chose d’aussi banal que : je regarde par la fenêtre, quelqu’un me voit regarder par la fenêtre et va regarder par la fenêtre. Ou encore, lorsque l’un de nos collègues arrive au travail et n’a pas l’air en forme. Je vais lui faire remarquer, il va me faire part de son problème et je vais pouvoir être étayant avec lui. Ces problématiques d’attention jointe et d’attention conjointe sont importantes : elles touchent à notre manière d’échanger sans vraiment être en train de parler. Tout cela, nous le perdons en télétravail et je ne pense pas qu’on le regagnera de sitôt.
Bien sûr, comme évoqué précédemment, la quantité d’informations perdues n’est pas très importante dans certaines professions. Certaines personnes sont prêtes à payer le prix de cette perte d’interactions mais il faut également penser à toutes les personnes qui ne sont pas prêtes à cela.
La dématérialisation des échanges joue-t-elle dans ce mal-être ?
Internet, c’est en grande partie des échanges écrits, voire un peu vidéo en visio : ce n’est pas la même temporalité, la même cadence dans les échanges qu’en présentiel. L’écrit ouvre, de plus, la porte à beaucoup de fausses interprétations ou de surinterprétations.
Il semblerait que certain.es salarié.es éprouvent des difficultés à retourner au travail : pourquoi ?
Il y existe plusieurs raisons à cette peur : la première, c’est le virus déjà ! Il ne faut pas perdre de vue que la généralisation du télétravail est due à cette raison : se dire qu’on va retourner au travail dans une pièce avec 40 personnes, qui vont toutes respirer le même air peut être anxiogène pour certains d’entre nous. La deuxième est liée à la perte du confort acquis au cours de cette période, notamment en matière d’anxiété sociale** : les interactions sociales peuvent être une source de stress pour certains profils, qui n’auront pas envie de s’y confronter de nouveau. Il y a par ailleurs des salariés qui peuvent redouter le retour de bâton : “vous étiez en télétravail, sous-entendu, vous étiez en vacances. Maintenant on va devoir mettre les bouchées doubles !”, alors que le télétravail a fatigué beaucoup de personnes. Il y a donc plusieurs sources d’inquiétudes et d’appréhensions.
Certaines études*** font justement état d’un épuisement professionnel ces derniers mois : le télétravail est-il directement en cause ?
Je ne pense que l’on ne peut pas faire l’impasse sur le fait que le télétravail ait été imposé à cause d’un virus qui a déjà causé des milliers de morts, et qui est planétaire ! Les entreprises que je suivais et qui mettaient en place le télétravail sur la base de volontariat ont rencontré moins de questionnements que celles qui ont dû forcer le passage au télétravail à cause d’un virus que l’on ne comprend pas très bien.
La distanciation physique imposée a-t-elle rendu plus facile l’acculturation au télétravail ?
Bien sûr qu’une force contrainte aide à l’adoption du nouveau mode ! Beaucoup de personnes, qui n’auraient jamais tenté le télétravail si elles n’y avaient pas été forcées, sont désormais en full remote et ne veulent plus revenir au bureau ! Cette contrainte aura eu, entre guillemets, le mérite de leur permettre de tester un mode de travail qu’elles n’auraient probablement jamais testé, et d’y trouver, pour certaines, leur compte.
Après, il faut faire la distinction entre essayer et changer son avis et adopter une nouvelle habitude, ce qui est une toute autre paire de manches ! On pourrait faire le parallèle avec nos comportements alimentaires. Lors du confinement, tout le monde commençait à cuisiner à la maison, à manger sain… Parce que nous étions à la fois obligés de rester dedans et obligés de manger ! Avec le déconfinement, il y a de fortes chances que les anciennes habitudes reviennent très vite. Cela risque d’être un peu pareil pour le télétravail : certaines personnes vont le maintenir, mais quand il y aura de nouveau des réunions au bureau, des habitudes de travail en présentiel, la majorité des individus vont reprendre ce mode de travail. Sauf si le virus continue et que l’on a 2, 3, 4 ans de télétravail. Alors là, probablement, ça deviendra une nouvelle habitude.
Le temps d’acculturation n’est pas une science exacte : cela dépend de nos a priori, des conditions, de l’environnement, et, dans le cas du télétravail, du type de travail… De nombreux facteurs entrent en jeu pour ancrer une nouvelle habitude. Cet ancrage est aussi une question de répétition et de renforcement positif de cette habitude. Il n’y a pas une formule magique unique pour décrire tous les chantiers de changements. Mais en général, les facteurs les plus importants sont le contexte qui médie ce changement et l’écart entre l’ancienne et la nouvelle habitude. Ça ne dépend pas, en tout cas, uniquement de l’individu ou de sa volonté !
La confiance des managers change-t-elle la donne dans notre rapport au télétravail ?
De bonnes relations appellent la confiance et facilitent donc l’adhésion. Ce n’est pas valable uniquement pour le télétravail mais pour tout : évidemment, si j’ai une relation saine avec une personne, nous allons mieux nous entendre et nous comprendre et regarder plus facilement dans une même direction. Un a priori positif sur une personne réduit l’interprétabilité, notamment la possibilité d’imaginer qu’une personne est en train d’instaurer un rapport passif/agressif envers nous.
Quelle satisfaction peut-on trouver dans le télétravail ?
La première : la réduction du temps de transport, l’une des raisons numéro une de stress dans le monde du travail. Ensuite, la flexibilité : on gagne en mobilité et en autonomie. Par exemple, si l’on souhaite vivre dans un environnement qui nous correspond davantage sans avoir pour cela à changer de travail.
Avons-nous besoin de territoires différents pour nous épanouir dans les différents domaines de nos vies ?
Je ne dirais pas que c’est un besoin, mais ça peut être utile selon les tempéraments. Certains d’entre nous arrivent très bien à séparer, à cloisonner les différents domaines de leur vie : un petit coin dédié dans une pièce leur suffit pour passer du mode pro ou au mode perso. Pour d’autres, cela va être plus compliqué : il y a la télé, Netflix… et elles ne vont pas pouvoir travailler. Cela varie vraiment d’un individu à l’autre. On observe la même chose dans la problématique salariat vs. entrepreneuriat : avoir un cadre, des horaires précis tous les jours peut être contraignant pour certains profils, qui préféreront de loin être entrepreneurs quitte à faire l’impasse sur la sécurité financière qui accompagne le salariat. Et inversement.
Ce qui est important est d’avoir des expériences de vie différenciées ; être dans une sorte de mono-environnement est une mauvaise chose pour quasiment tout le monde. Mais là encore, la diversification peut se faire hors de notre vie professionnelle. Par exemple, je peux vivre à la campagne, travailler de chez moi et aller faire une randonnée dans la forêt d’à côté quand je termine. Ou vivre en ville et aller au boulot. Le premier cas est plus diversifié que le deuxième où je demeure à l’intérieur, chez moi, et à l’intérieur au travail. La diversité crée de la variabilité dans la stimulation ; plus on est exposés à des choses, mieux on s’en porte !
Le prolongement du télétravail nous permet-il de prendre du recul face à nos professions ? Peut-il conduire à des crises existentielles ?
Ce n’est pas tant le télétravail qui peut déclencher ces crises existentielles, que le temps de pause dans nos rythmes de travail effrénés, qui nous invite à prêter attention à nos modes de vie et modifie nos habitudes, et la maladie.
L’épuisement constaté actuellement est-il lié au fait que nous ayons dû nous adapter constamment au cours des derniers mois ?
S’il y a bien une vérité concernant notre espèce, c’est que nous sommes hyper bons en adaptabilité ! Ce qui n’est pas toujours positif : nous nous adaptons parfois à des choses que nous nous ne devrions pas accepter.
Propos recueillis par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT
* Votre cerveau vous joue des tours, Albert Moukheiber, Editions Allary
** Albert Moukheiber a réalisé sa thèse sur le sujet de l’anxiété sociale
*** Sondage OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine
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