Reconstruction économique, plein emploi, croissance, baby-boom furent, de l après-guerre aux années 70, l apanage des Trente Glorieuses, puissants liants sociétaux répondant aux besoins humains de sécurité, d appartenance et d utilité.
Aspirations collectives, particulières et glissement du système de valeurs
Mais, en 1973, la crise consécutive au premier choc pétrolier met le modèle à mal : le pacte social de l entreprise, qui ne se montre plus à même de garantir la sécurité matérielle, s en trouve modifié. Commencent à émerger, dans la société, de nouvelles attentes vis-à-vis du travail, liées à un basculement du système de valeurs individuelles. Les exigences matérialistes laissent progressivement place à des aspirations essentiellement expressives (autonomie, réalisation, affirmation). En cause ? Pour le politologue Ronald Inglehart, l explication est, à l image des besoins identifiés par Maslow, liée à la satisfaction des objectifs relatifs à la survie, facilitée par la prospérité d après-guerre. Ceux-ci atteints, l individu peut enfin prétendre à la définition d objectifs supérieurs.
Progressivement, le travail devient un lieu de réalisation de soi et d épanouissement. Si les aspirations de la génération X sont principalement tournées vers le statut social (carrière, employabilité), les générations Y et Z se préoccupent davantage des notions de plaisir, de sens, de reconnaissance et de légitimité.
Avec l avènement du digital, la dématérialisation des échanges bouleverse encore un peu les repères et change la donne : les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle sont poreuses. Les attentes des jeunes générations se renforcent, alors que centralité du travail dans leur existence s'amenuise. La quête de sens est partout et s assortit d un besoin d utilité dans son sens le plus noble, c est-à-dire de résonance et d alignement, balayant la traditionnelle dichotomie entre les valeurs individuelles et institutionnelles.
Un cadre législatif pour soutenir cette quête sociétale
Dans les années 90, les visions commencent à évoluer, appuyant l émergence des concepts de la qualité de vie et du bonheur au travail. Du paradigme de médecin, avec focalisation sur les risques psycho-sociaux, elles glissent vers celui du juge, à l aspect plus contraignant, et enfin, à celui de philosophe dans sa dimension existentielle. Dans ce dernier chemin, le bonheur des salarié.e.s est à la fois une fin en soi et un moyen d'accroître la performance économique.
Les premières dispositions législatives françaises suivent : elles obligent, dès 1991, l employeur à assurer la sécurité et la santé physique des collaborateurs et collaboratrices. En 2008 et 2009, la vague de suicides chez France Télécom et Renault prolonge la réflexion sur la santé au travail au-delà de la simple question du stress. Les violences internes (harcèlement moral, harcèlement sexuel) et externes (exercées par des personnes extérieures à l entreprise à l encontre des salarié.e.s) sont désormais prises en compte.
L'accord national interprofessionnel signé en 2013 par les partenaires sociaux permet de définir les contours de la qualité de vie au travail en en proposant une définition à la fois quantitative et qualitative. Elle est alors caractérisée comme un « sentiment de bien-être au travail, perçu collectivement et individuellement, qui englobe l ambiance, la culture d entreprise, l intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d implication, le degré d autonomie, l égalité, un droit à l erreur accordé à chacun, une reconnaissance et une valorisation du travail effectué. »
A l aube des années 2000, dans un contexte international propice, la science du bonheur, aux fondements anciens et de nature interdisciplinaire convoquant tant l économie du bonheur, les sciences politiques, la sociologie comparative que la neurobiologie comportementale, se formalise et, avec elle, la notion de bonheur au travail, sans toutefois parvenir à s imposer comme catégorie juridique à part entière.
En replaçant l humain au coeur de son raisonnement, cette nouvelle conception du travail affirme la nécessité de prendre en compte l épanouissement personnel comme vecteur de performance. Elle adopte un point de vue exhaustif : dans le rapport de l'individu à lui-même, à autrui et jusque dans la gouvernance de l'organisation. En France, le documentaire de Martin Meissonnier « Le Bonheur au travail », diffusé en 2015, contribue à la propagation et à la notoriété du concept.
Un impact bien réel, n en déplaise aux détracteurs
Mais alors, le lien entre bonheur et performance serait-il immatériel ? Pas vraiment. La Fabrique Spinoza, think-tank du bonheur citoyen, déroule la chaîne logique suivante : un individu épanoui génère un bénéfice propre (par exemple, il gagne en imagination). Une qualité interne qu il va mettre en exercice au sein de l entreprise (sous la forme de créativité), l entreprise récoltant, in fine, les fruits de cette compétence améliorée (l entreprise est davantage innovante).
Des études montrent que des collaborateurs et collaboratrices heureux.ses sont en moyenne 55 %* plus créatif.ve.s. En effet, en inhibant la créativité, le stress active l état d alerte du cerveau reptilien, qui se prépare alors à fuir ou lutter, mais n est pas disposé à être créatif. Cette chaîne logique vertueuse est rendue possible car le sentiment d épanouissement au travail satisfait, en proportions variables et évolutives dans le temps, les dimensions émotionnelle (affects positifs), cognitive (conditions de travail, salaire) et aspirationnelle (sens).
En 2005, une méta-analyse basée sur 225 études académiques, réalisée par les chercheur.se.s Sonja Lyubomirsky, Laura King et Ed Diener, démontre la causalité unidirectionnelle entre la satisfaction personnelle et de bons résultats opérationnels. Elle met en lumière 5 domaines, au moins, pour lesquels un individu plus heureux aurait un effet positif pour l entreprise : la santé (avec l amoindrissement des phénomènes de burnout et de turnover), la coopération et l organisation (dues à une sociabilité accrue), l engagement et la mobilisation (grâce au renforcement des sentiments de responsabilisation et de dévouement à l entreprise), l innovation et l entreprenariat (par le biais de la créativité) et, enfin, la qualité du travail effectué.
Et après ?
On n arrête pas le progrès. Portées par cette lame de fond, différentes familles d applications voient le jour pour accompagner cette quête de bonheur, ou du moins de bien-être au travail. On recense ainsi des outils de mesure, tels que Bloom@work, Ourco ou encore Moodwork, qui permettent d évaluer en temps quasi-réel le niveau de bien-être au sein d une équipe par le biais de questionnaires courts et fréquents. Sous la forme d un jeu, HappyQuest donne, pour sa part, des astuces pratiques aux salarié.e.s afin d améliorer leur bien-être au quotidien. Enfin, des dispositifs comme CocoWorker ou Briq proposent des solutions de reconnaissance et de gratitude entre collègues pour favoriser la cohésion.
Bien sûr, le déploiement de ces outils ne suffit pas. L amélioration de la qualité de vie au travail, pour être pérenne, doit également s appuyer sur évolution managériale globale, pensée dans une démarche inclusive et collaborative.
En filigrane, une autre question affleure dans des environnements où les sollicitations sont constantes : comment avoir conscience du bonheur ? Car, comme le sous-entendait le neuroscientifique de l'Université de Californie du Sud, Antonio Damasio, cette conscience de l état heureux est nécessaire, sous peine de ne pas en jouir pleinement. Et celle-ci suppose de créer d indispensables respirations, c est-à-dire une capacité à presser sur le bouton off pour s inscrire tout simplement dans l instant.
Article réalisé par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT, avec le concours et la documentation de la Fabrique Spinoza
* selon des études américaines du MIT et de Harvard
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