Entre crise sanitaire et économique, remise en question des modes de travail et appréhensions liées à la reprise et à un après dont la matérialisation nous échappe encore : la situation actuelle, par son caractère inédit et incertain, requiert une adaptation constante. Et si, mettant nos peurs de côté l'espace d'un instant, nous essayions d'envisager la crise comme un moment propice à des changements profonds ? À l échelle d'une société, et aussi et surtout, au niveau individuel. Une partie de la réponse se trouve d'ailleurs dans l'intitulé du problème : le mot crise tire son étymologie du grec krisis qui signifie jugement, décision. Il n'y aurait donc pas de fatalité, mais bien une opportunité de choisir de renaître avec la crise .
Elle est dans toutes les bouches, cristallise toutes les attentions, les peurs, mobilise... Mais qu'il soit question de crise sanitaire ou du modèle économique, il est avant tout question de crise tout court. Ne parle-t-on pas, à certaines étapes clés de nos vies, de crise ? A titre d'exemple, la crise d'adolescence ne marquerait-elle pas le passage d'un monde à l'autre, celui de l'enfance à l'âge adulte ? Par-delà leur aspect douloureux, on pressent, au travers de cet exemple, que les moments de crise pourraient également constituer un terrain favorable au changement, voire mieux, à une évolution.
La crise, l'opportunité d'un changement
Le terme crise convoque l'image d'une manifestation soudaine et intense, qui marque une rupture avec un système établi. Toutefois, qui dit rupture ne dit pas fin, mais tout simplement différemment. Bien souvent, et quelle que soit leur nature (économique, sanitaire, personnelle), elles sont le fait de distorsions. Comme évoqué dans l'ouverture de cet article, le mot crise est un dérivé du verbe grec krinein signifiant juger, discerner. Une crise pourrait-elle constituer une opportunité et si oui, laquelle et comment résoudre ces distorsions ? Pour le psychologue du travail et fondateur de l'Observatoire de la vie au travail, Pierre-Éric Sutter, oui : "c'est l occasion de discerner le sens du non-sens des événements qu il nous est donné d expérimenter à travers elle". Car c'est précisément le nœud du problème : les crises sont le révélateur d'un système de valeurs rendu obsolète.
Pour résoudre ces distorsions, la crise semble nous inviter à développer notre discernement. Ce dernier peut se définir comme suit : la capacité à apprécier avec justesse et clairvoyance une situation, des faits*. Pour rappel, le cerveau humain a pour particularité le besoin de créer de la cohérence et un fonctionnement probabiliste. Pour faire face à la crise, rétablir la nécessaire cohérence et épouser le changement qu'elle induit, il convient d'évaluer la validité de nos croyances passées, d'opérer des choix pour déterminer celles qui seront conservées et ainsi, trier le bon grain de l'ivraie. Autrement dit prendre des décisions ? Oui, une crise est bel et bien un moment décisif, rendant au passage hommage à son étymologie. C'est là que réside sa fonction : nous avertir d'un risque majeur. Le plus impliquant dans tout cela, ne serait peut-être pas la crise en elle-même mais la réponse que l'on va y apporter. Et quelle meilleure réponse pourrait-on faire que de prendre le temps réintroduire du sens ?
Il est tentant de faire le lien avec une époque pas si lointaine nommée confinement, qui a pu être vécue comme un moment suspendu, en contradiction avec les injonctions usuelles à faire. Et pourtant, ne pas faire n'est pas néant. Le psychologue du travail évoque "l'agir du non-agir", un principe taoïste : l'agir dans le non-agir ne signifie pas être passif mais cesser d'être en lutte contre des éléments que nous ne contrôlons pas. Elle invite à savoir perdre, c'est-à-dire à laisser derrière nous certaines choses. Pour Pierre-Éric Sutter, cet agir du non-agir doit être l'occasion de réfléchir sur plus les conditions d'un renouveau pour éviter de retomber dans les pièges, les mêmes travers qu'avant, qui nous emmèneront dans le mur. Les périodes de crise sont ainsi favorables aux questionnements qui vont porter sur le sens de nos actions (de notre travail, de nos habitudes et comportements quotidiens), et plus largement, sur celui de nos vies. Elles appellent une posture ouverte, une adaptabilité qui va rendre possible la métanoïa.
Qu'est-ce la métanoïa ?
Puisque l'étymologie des mots semble un bon moyen pour comprendre de quoi il en retourne, décortiquons celui-ci : méta, pour au-delà et noïa, pour esprit. "La métanoïa qualifie un état d'esprit supérieur au précédent", décrypte Pierre-Éric Sutter. Et la crise, comme opportunité de distinguer le sens du non-sens, est un moment qui se prête à ce travail. Pour l'accompagner, comme expliqué précédemment, il convient non seulement d'accepter l'état de crise mais également de profiter de ce signal pour ouvrir une réflexion profonde et enfin, initier le mouvement. "Quand une crise survient, il est contre-productif d'occulter les dysfonctionnements du modèle". Une remarque en résonance avec l'actualité ? Très probablement. "La conscientisation est un préalable indispensable, mais pas suffisant, à la transformation. Face à l'adversité, il est important d'utiliser sa créativité pour créer de la résilience et introduire du sens là où il n y en a pas." Il rappelle l'inutilité de lutter contre ce que l'on ne peut pas changer et préconise de se concentrer sur les choses à réinventer qu'il qualifie de "véritable réservoir à bien-être". Aussi, parce que la créativité permet de se raconter à nouveau l'histoire et d'en rétablir la cohérence.
La créativité pour rebondir et se réinventer, mais encore, la mémoire : "la métanoïa n'est possible que si l'on fait l anamnèse de cette crise". Se battre contre les amnésies inconscientes, les refoulements et rappeler à notre mémoire l'expérience passée, pour enfin se doter d'une norme de conduite différente et s'ouvrir à plus grand que soi, en soi-même. Et s'il faut convaincre les plus cartésiens, Darwin ne disait-il pas que les "espèces qui survivent ne sont pas les plus fortes (...), mais celles qui s'adaptent le mieux au changement". L'adaptabilité comme facteur de résilience, voire, peut-être, comme élan de vie.
Et la crise actuelle ?
"Cette crise, plus encore que les précédentes, nous confronte à l'angoisse liée à la peur de la maladie, et par extension, à la finitude de nos vies", souligne Pierre-Éric Sutter,'en cela, elle est particulièrement propice aux questionnements existentiels'. Il cite Camus, pour qui l'absurdité de l'existence commence avec la prise de conscience de sa finitude. Pour l'écrivain, cette prise de conscience doit conduire à l'action et à la révolte, sans illusion et sans renoncement.
Le 16 mars dernier, le président de la République nous appelait à "retrouve(r) (...) ce sens de l'essentiel". Qui dit essentiel, dit indispensable. "A force de développer du superflu, on a cru que c'était cela l'essentiel. Or, la situation semble nous forcer à considérer à nouveau ce qui l'est plus précisément. Les besoins primaires (se nourrir, se vêtir...) et la sécurité sont la base de la pyramide de Maslow, et également la tranche la plus large. Se hisser dans la pyramide pour répondre à des besoins supérieurs ne nous dispense pas de subvenir à ces besoins plus primaires, sous peine de la voir s'effondrer !", souligne le psychologue du travail. Dans la même optique, nos croyances portant sur l'utilité sont questionnées, et notamment celles liées à l 'utilité sociale. Les fonctions qui se sont avérées essentielles dernièrement n'étaient, pour la plupart, pas les plus valorisées socialement.
De même, notre rapport avec l'environnement est mis à mal et notamment une vision par trop dualiste : "la situation actuelle joue sur la dialectique entre le matériel et l'immatériel, l 'esprit et la matière, et nous montre qu'il est nécessaire de retrouver l'essence de ce qui nous constitue et nous relie à la terre. La Covid-19 nous rappelle de ne plus nous ériger comme maître et possesseur de la nature, pour reprendre la formule de Descartes." L'idée n'est pas non plus de jeter le bébé avec l'eau du bain : "ce courant de pensée issu du siècle des Lumières a permis de nombreux progrès, notamment scientifiques. Mais il est temps désormais d'envisager la nature comme partenaire et non plus comme instrument. C'est, de toute manière, l'essence-même de l'Homme : le mot homme vient du latin humus, la terre, de même que le mot humilité."
Peut-être est-il aussi temps, non pas de faire preuve d'individualisme, mais d'expérimenter l'individuation caractérisée par Jung, qui qualifie le processus de distinction d'un individu des autres au sein du groupe ou de la société dont il fait partie. Et ainsi, refuser d'embrasser l'ensemble des valeurs du système dans lequel nous nous inscrivons : ne serait-ce pas cela, finalement, la fameuse révolte pensée par Camus ? En nous incitant à repenser nos manières de consommer, à réviser notre définition de l'essentiel, cette période pourrait marquer le changement décrit par Jung comme le passage de la volonté de réalisation de nos désirs à la volonté de réalisation de soi.
Pour conclure, revenons-en un instant à la crise d'adolescence et interrogeons-nous sur ce qui distingue l'enfant de l'adulte : le premier ne serait-il pas, tout au long de sa croissance, ou de son développement, dans une dynamique d'apprentissage constant, qui l'invite à réviser ces croyances ? Cette dynamique peut avoir tendance à se freiner à l'âge adulte. Renouons avec celle-ci, cette souplesse de l'esprit, apprenons, formons-nous, réformons-nous, re-formons-nous !
Article réalisé par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT, avec le concours de Pierre-Éric Sutter, auteur de "N'ayez pas peur du collapse", aux Éditions DDB dès le 3 juin 2020, co-signé avec Loïc Steffan et préfacé par Pablo Servigne
*définition l'Internaute
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