A qui les plus beaux souvenirs ou le plus de livres lus, les activités les plus originales, la plus belle plage, le plus beau bronzage, la destination la plus inédite… Il semblerait que même lorsqu’il est question de vacances, la productivité et l’accumulation soient au rendez-vous, éloignant le concept de son sens, et de son essence, originels. Ce hiatus nous ramène à notre rapport au temps, à ce que l’on en fait, en homo faber que nous sommes selon Bergson, voire même en homo œconomicus : maximisant le rendement de nos comptes-épargne-temps. Le droit à la Paresse, de Paul Lafargue, paru en 1880, prône ce besoin vital d’enrichir son existence par des moments importants non sacrifiés à la seule valeur travail. Par définition, les vacances marquent un temps de pause, une jachère. En tentant d’échapper au vide inhérent à ce terme, ne sommes-nous pas en train de confondre loisir et divertissement ? Petite balade de circonstance à travers la philosophie du farniente et ses vertus.
Retour aux sources et ressourcement
L’étymologie est souvent d’une grande aide, y compris en matière de vacances. Ce mot, “vacances”, vient de “vacant”, qui tire son origine du latin vacare, qui signifie être libre, inoccupé ou encore oisif (disposer de temps libre). Dans cette grande famille étymologique, se retrouve aussi vacuité, caractérisant l’état de ce qui est vide, ainsi que, encore existant en anglais britannique, vacations, disparu du français hormis dans le domaine du droit et y désignant la période pendant laquelle les tribunaux suspendent leurs audiences. Enfin, vacare a également donné naissance au mot “vaquer” (à ses occupations), dont le sens se rapproche davantage d’occuper son temps. Le hiatus, déjà, se ferait-il sentir ?
Le philosophe des Lumières Rousseau exprime assez bien cette idée dans ses Rêveries du promeneur solitaire. Le concept de contemplation y affleure : “La méditation solitaire, l’étude de la nature et la contemplation de l’univers dirigent le solitaire vers l’auteur de toutes choses”. Il y dépeint le portrait d’une activité sans contrainte, de l’oisiveté, du far niente. Il se soustrait alors des injonctions du strict réel, sans pensée précise si ce n’est l’observation appliquée de la nature, en évitant toutefois l’écueil de se diluer dans celle-ci, n’éprouvant momentanément ni appréhension du futur ni sentiments passéistes. Sans crainte ni désir, il est alors pleinement présent à lui-même. Quant à Sénèque, il mentionne une peur du vide, de l’ennui, liée à notre nature indécise, qui nous pousse à préférer aux vacances les villégiatures, leurs aventures, leur agitation, et ainsi à fuir ce que nous sommes. En stoïcien, il souligne la nécessaire acceptation de la brièveté de la vie comme préalable à la sérénité.
Oisiveté, mère de tous les vices ?
Pourtant cet état d’oisiveté, louable et bénéfique dans la bouche des auteurs précédemment cités et aussi communément condamnée, réprimée. Associée à la “flemmardise”, elle s’en distingue pourtant. La société et l’histoire auraient-elles rejeté l’image d’un esprit libre de se reposer ? “Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots ”, disait Jaurès. C’est peut-être ce qui est arrivé à l’oisiveté. A l’antiquité romaine, l’oisiveté est rattachée à l’otium : l’inaction, la paix, le temps libre, le loisir studieux ou encore le repos honnête, qui s’oppose à l’activité contrainte. C’est plus tard dans l’histoire que la distinction s’opère : au 13e siècle, le terme recouvre peu à peu une connotation négative, proche de la fainéantise. Cette sacralisation du travail et de l’utilité diffère d’une pensée plus moderne luttant contre une productivité aliénante. Dans son Eloge de l’oisiveté, le pluridisciplinaire Bertrand Russel écrit : « L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches. ». L’approche péjorative de l’inactivité trouve un fondement certain dans quelques textes des religions monothéistes : le travail est l’instrument pour se racheter du péché originel. Chassés du jardin d’Eden, Adam est condamné au travail pénible et Eve, à enfanter dans la douleur (également appelé travail, ndlr). Ce labeur permet aussi à leurs pensées de ne pas être en proie à la tentation terrestre. Cependant, l’oisiveté procède d’un choix et non d’une dangereuse ou discutable inclination : elle précède ou succède aux périodes laborieuses, les prépare ou les conclut.
L’agir du non-agir
Ces vacances de l’esprit tantôt méditatives ou contemplatives se caractérisent par l’absence d’intervention consciente : sans intention de retenir les pensées, les mécanismes habituels d’infirmation ou de confirmation sont temporairement suspendus et notre mental réalise des opérations sans en encombrer l’esprit. Dans le deuxième cas, celui de la contemplation, l’attention est dirigée vers l’objet d’observation et lui seul. Le sujet est traversé par l’objet plus qu’il ne le traverse par sa réflexion, dans un mouvement de fusion, d’abandon. Étymologiquement parlant, la contemplation émane du latin contemplatio lui-même du latin contemplor : “être avec une portion du ciel”, ou encore “considérer attentivement par les yeux et la pensée” et semble corrélée au divin, exprimant ainsi l’idée d’élévation spirituelle. Chez Platon, elle est à relier à une attitude de connaissance visant à se soustraire de l’empire du sensible, des désirs et des a priori, pour atteindre une forme d’absolu. On est loin de l’injonction à la productivité, préconisée jusque dans nos congés et de ce devoir impérieux d’occuper à tout prix le temps, l’espace et l’espace du temps, en emplissant constamment tous les pans de nos vies.
Comme en écho à Sénèque dont il se distinguait toutefois, le stoïcien Epictète prône le détachement des choses que nous ne contrôlons pas, une forme d’acceptation qui épargne de se rendre malheureux sans raison valable. Lors d’un récent entretien, le psychologue Pierre-Eric Sutter évoquait, quant à lui, un principe taoïste similaire appelé l’agir du non-agir, qui convoque là encore, cette perspective d’élévation spirituelle dans l’apparente immobilité de l’esprit, ou du moins, du corps : “l’agir du non-agir doit être l’occasion de réfléchir sur plus les conditions d’un renouveau pour éviter de retomber dans les pièges, les mêmes travers qu’avant, qui nous emmèneront dans le mur.” Là encore affleure cette image d’une pensée circulant librement, affranchie d’une indécision toute humaine.
Détournement d’attention
Cette confusion entre divertissements et vacances a occupé les réflexions de la philosophe Hannah Arendt. Dans son ouvrage “La crise de la culture”, elle en parle en ces termes : “ils servent comme, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c’est-à-dire le temps où nous sommes libre de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et par là, livre pour le monde et sa culture, c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail…”. De fait, elle distingue trois concepts : le temps contraint lié aux occupations (travail…), le temps vide, un sas biologique nécessaire, par lequel nous pourrons accéder au temps libre, celui qui sera mis à profit notamment pour les loisirs studieux. Mais la nature (de l’humain) a horreur du vide semble-t-il et cherche à échapper à ce temps inoccupé. Elle s’y déroge en le substituant par des activités dans lesquelles notre attention est détournée de sa fonction propre.
Dans une période où notre attention est constamment sollicitée et fait l’objet de bien des batailles, un devoir de vacances approprié ne serait-il pas de renouer avec la qualité originelle des vacances, loin du produit de consommation qu’il est devenu avec le temps et l’évolution des usages et des mentalités ? Une seule consigne à ce devoir : “ne faites rien mais faites-le bien”.
Par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT
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