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Thierry Libaert : “Tentons d’être plus vigilants sur les origines de la désinformation”

LES ESSENTIELS

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24/01/2022

Expert en communication des organisations, Thierry Libaert est membre du Comité économique et social européen (CESE). Il est aussi rapporteur de l’avis sur les Orientations de la Commission européenne visant à renforcer le code européen de bonnes pratiques contre la désinformation, voté le 9 décembre dernier. De la nécessité à agir au niveau européen à la dénonciation d’un modèle économique qui permet au phénomène de proliférer, il a accepté de balayer avec nous cette problématique dont l’enjeu est majeur, tant elle questionne notre rapport à l’information. Problématique qui nécessite une responsabilisation à la fois collective et individuelle. 

Une démarche progressive, accélérée par la crise Covid 

Le 9 décembre dernier, le Comité économique et social européen votait lors de sa session plénière son avis sur le code de bonnes pratiques en matière de désinformation, avec une volonté forte : celle d’interpeller la Commission Européenne sur les nécessaires intensification et accélération des actions visant à empêcher l’émergence du phénomène, et non plus uniquement à en limiter la propagation. Une démarche progressive qui a pris corps solide en 2018, avant d’aboutir à un document plus complet voué à considérer l’ensemble des composantes de la désinformation. “Les problématiques de communication politique et électorale sont un élément fort à l’origine de cette réflexion : suite aux incidents survenus aux Etats-Unis lors des élections qui opposaient Donald Trump à Hillary Clinton, l’Union européenne, faisant le constat de la fragilité des institutions politiques face à la désinformation sciemment organisée, a souhaité se prémunir des risques liés au phénomène, dans une démarche quasi géostratégique”, explique Thierry Libaert, rapporteur de l’avis et membre du CESE.    

Le comité a rapidement pris la mesure de l’envergure du sujet, démultipliée par l’influence des réseaux sociaux et observé que, poussée à l’extrême, la désinformation pouvait constituer une menace pour les démocraties occidentales. “De géopolitique, la démarche de l’Union européenne est alors devenue plus globale, c’est en tout cas mon sentiment”. Avec son lot d’avis définitifs et peu documentés, la crise liée au Covid a accéléré le processus : “Nous souhaitions protéger les 447 millions de citoyens européens, ce qui nécessitait de porter une attention particulière à la qualité de l’information diffusée : c’est la raison pour laquelle il a été demandé à l’ensemble des médias européens de faire du fact checking et de redoubler de vigilance. La difficulté était d'œuvrer en ce sens sans porter atteinte à la liberté d’expression.” Pour Thierry Libaert, la rencontre de deux dynamiques explique un traitement plus actif de la problématique : “La crise sanitaire a rendu le sujet de la désinformation (encore) plus prégnant, ainsi, qu’au long cours, la prééminence des réseaux sociaux, où l’information est sans filtre, circule rapidement et n’est pas hiérarchisée selon sa qualité : toutes les paroles s’y valent.

Prendre le problème à la racine 

Les propositions contenues dans l’avis ont pour but non plus de se concentrer sur les conséquences de la désinformation mais d’agir directement à la racine. Les points de vigilance portent, entre autres, sur l’importance de cibler directement les personnes et les organisations à l’origine d’une désinformation sciemment organisée. “Quand on remonte la piste des fausses informations, on s'aperçoit qu'elles ne proviennent pas des grandes plateformes mais de sites secondaires. C’est la métaphore de l’incendie : alors qu’un verre d’eau suffit à l’éteindre quand il naît, on fait appel à une caserne de pompiers lorsqu’il s’est propagé. Essayons d’être plus vigilants sur les origines mêmes de la désinformation.

Gripper le modèle économique de la désinformation

Fin septembre 2021, la lanceuse d’alerte et ancienne employée de Facebook Frances Haugen dénonce les pratiques de la plateforme sociale. “Elle a notamment montré que Facebook avait intégré la désinformation à son modèle économique au lieu de la combattre”, rappelle Thierry Libaert. Prouvant ainsi que le phénomène a aussi des racines économiques. “La désinformation prospère par le biais des flux financiers. Parmi les acteurs de la désinformation, il y en a qui ont clairement compris que la désinformation était rentable financièrement.


Selon les calculs, une fausse information circulerait en moyenne 6 fois plus vite qu’une information vérifiée : son caractère viral (plus d’audience et d’engagement) en fait un objet lucratif par le gonflement des rendements publicitaires. “L’essentiel de la publicité est désormais numérique et, sans rentrer dans des considérations trop techniques, en programmatique, c’est-à-dire sans intervention humaine. Les algorithmes prennent en compte le référencement et le coût de l’impression, selon le principe du moins-disant : sachant qu’une fausse information génère plus de trafic, elle attire automatiquement les flux publicitaires. Une étude réalisée l’année dernière montre que la monétisation de la désinformation génère un gaspillage de 2,3 milliards d’euros au niveau mondial et de 400 millions en Europe.” Côté français, Thierry Libaert se veut rassurant : “La France est un peu en avance sur le sujet. Côté annonceurs comme côté agences, des initiatives sont prises pour limiter l’affectation des flux publicitaires à la désinformation.

Les difficultés d’une harmonisation

Si la dimension géostratégique de la désinformation est pointée du doigt, une coopération plus forte des différents organes de contrôle, basée sur le décloisonnement, est préconisée. “Une harmonisation plus forte est attendue tant au niveau intra-européen, afin que les différents services de la Commission européenne puissent collaborer ensemble, qu’à l’échelle des 27 pays, avec le renforcement de la coordination et des échanges entre les différents organismes de contrôle de l’information et des fact checkers afin de permettre la création d’une sorte de pôle commun de ressources au niveau européen en vue d’une plus grande réactivité. Ce sont les deux aspects du décloisonnement.” Autre point d’attention : une modération des plateformes souvent réalisée en langue anglaise, or l’Union européenne compte 24 langues. Là encore, un réajustement des pratiques est nécessaire.

Des responsabilités partagées

Pour le rapporteur de l’avis, la désinformation est avant tout l’affaire de toutes et tous et le phénomène ne peut être résolu que par une politique globale rassemblant un maximum de parties prenantes. Les grandes plateformes (Facebook, Twitter, YouTube…) sont particulièrement concernées par le problème, ainsi que les sites secondaires d’où émanent la plupart des fausses informations. Les médias traditionnels ont également une part à jouer, notamment en limitant l’invitation de pseudo expert.es. “On résume souvent la désinformation à ce qui circule sur les réseaux sociaux. Il me semblait important de souligner le rôle des médias traditionnels. Souvent, et plus particulièrement les chaînes d’information en continu, les médias ont tendance à faire appel à un soi-disant expert pour crédibiliser une information, dont l’expertise, après vérification, est souvent autre que celle pour laquelle il est invité à réagir.” Enfin, la désinformation est aussi affaire d’éducation aux médias. “Les jeunes sont davantage sensibilisés car ils manient déjà les codes des réseaux sociaux, mieux que les personnes plus âgées, moins aguerries, bien qu’un peu moins nombreuses sur les réseaux sociaux.

Une affaire de confiance 

Si la désinformation a été systématisée par les réseaux sociaux, ses sources sont plus anciennes et sont liées à la défiance envers les institutions et les discours officiels. “Lutter contre la désinformation est un moyen, à mon sens, de restaurer la confiance, mais on peut aussi prendre le sujet dans l’autre sens : c’est parce qu’il y a une perte de confiance envers les institutions publiques traditionnelles que la désinformation se propage. Difficile, donc, de discerner la conséquence de la cause.” Gageons que l’application effective du code de bonnes pratiques oeuvre pour la restauration de la confiance des publics. 

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