Ex-« philosophe produits » chez Google, formé au laboratoire de persuasion technologique de Stanford, Tristan Harris déclarait en évoquant la puissance de la nouvelle économie de l attention : « Des millions d heures sont juste volées à la vie des gens, manipulés tous les jours de leur vie, et il n y a pas un seul débat public là-dessus ! ». Voilà bien un sujet de débat pour les communicants même s il y a un certain paradoxe à ce que la communication comme fonction, voire comme discipline, s empare de cette question.
La communication comme savoir donne du recul, mais échoue à orienter l action. Au-delà de quelques acteurs économiques particuliers (les institutions de développement économique ou d aménagement, l industrie pétrolière ou minière, etc.), qui écoute et intègre la nécessité du temps long au sein des cercles managériaux ? Que pourrait un chercheur au milieu d une crise majeure ou d une opération de fusion-acquisition au sein d un grand groupe ? Inversement, en quoi le directeur de la communication contribue-t-il au développement réel de son organisation ? Que comprend-il en profondeur de ce qui se passe ? Son principal talent pourrait consister en réalité moins à changer la donne qu à donner le change.
Comme assemblage de savoirs et de techniques, la communication est une fonction qui entretient l incapacité à maîtriser le temps.Nous sommes plongés dans l ère de l agitation permanente et la communication alimente cette agitation jusqu à nous ôter la capacité de rêver de façon autonome, si l on suit les analyses de Bernard Stiegler dans son ouvrage Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?. Il ne s agit donc pas seulement de la « compression du temps » dont parle Hartmut Rosa, mais plus encore d une sorte de chaos temporel, voire d une forme d abîme, c est-à-dire au fond une façon d habiter le temps de manière précaire. Or, comme le soulignait pour la politique Michel Rocard peu avant sa disparition dans sa Lettre aux générations futures en espérant qu elles nous pardonneront (un livre d entretien avec Mathias Thépot), une perspective de temps long est indispensable pour avoir des repères et agir efficacement. Et il faut du temps, en effet : neuf mois pour faire un bébé, trois ans pour faire une thèse, autant pour lancer une start-up, plusieurs années pour construire une réputation, vingt ans pour faire une éducation, une vie pour faire une œuvre ! Et même, si l on en croit Tarun Khanna, professeur de stratégie à la Harvard Business School et consultant auprès de grands groupes internationaux, cent cinquante ans pour faire une stratégie dans certains grands groupes japonais ou indiens Et l on voudrait soudain que l heure ou la minute devienne la nouvelle unité de compte, fournisse le sens ultime de notre action ? Ce n est pas très raisonnable. Face à cela, il nous reste les deux grandes disciplines à la mode dans tous les kiosques : la philosophie, moins pour mettre de l ordre dans ce fatras conceptuel que pour y introduire un peu de sagesse ; et la psychologie pour compenser cette sorte de pression psychique inédite de l époque qu évoque Daniel Cohen dans Le monde est clos et le désir infini lorsqu il souligne que « la tension nerveuse des humains est poussée à des niveaux inédits » à l ère de la digitalisation. Hélas, les revues Psychologie Magazine et Philosophie Magazine l emportent encore largement sur Usbek & Rica Je note que dans les deux cas, la philosophie et la psychologie, le paradigme dominant consiste moins à faire ou à tenter de faire autrement qu à faire avec voire à laisser faire comme si la déprise était la seule réponse possible à l emprise.
Nous voici ainsi livrés aux désordres des temps modernes, désarmés face au futur. Dans cette sorte d impuissance partagée du dircom et du chercheur à penser et à agir sur le temps des organisations et des individus simultanément, je serais tenté avec une certaine constance de faire l éloge de l entrepreneur.Ce point de vue fait en effet apparaître que ce qui est central, ce n est pas tant le temps que le sens. Si ce que je fais a du sens pour moi, alors la question du temps ne se pose pas ou ne se pose pas de la même manière, parce que l action est une source d accomplissement (voyez aussi sur le mode citoyen ce que l on appelle « l activisme » au sens anglo-saxon). Elle n est pas encore une trace, mais elle est une tentative qui réconcilie la réflexion et l action : un projet. Dans un entretien avec Peter Thiel sous l égide du Milken Institute, Marc Andreessen disait : « The whole basis of our civilization in my view is communication ( ) In particular, I think communication will be the catalyst for a lot of innovations in a lot of other industries ». Cela peut faire une piste de recherche appliquée honorable pour cette discipline pour sortir, et de l agitation, et de l impuissance, et dessiner ainsi des pistes d innovation qui nous feraient délaisser les discours pour mieux nous intéresser aux usages ; bref, pour sortir de la pagaille ambiante et nous donner ainsi une chance de retrouver un peu de maîtrise, de liberté et de sérénité. Je ne sais pas si les communicants sauront encore longtemps faire illusion sur leur capacité à maîtriser ou à mieux habiter le temps avec la communication. Mais je ne doute pas qu avec nos idées et nos projets nous avons la capacité de tenter une percée dans la mélasse, un peu moins déboussolée et un peu plus entraînante, en établissant du même coup un lien plus engageant entre présent et futur. Olivier Beaunay, Membre du Think Do Tank Prospective - Directeur adjoint, CCI Paris
(Re)découvrez les capsules vidéos de nos 5 grandes conférences de l'Académie Scientifique "Temporalités & Communication"
J'aime
390 vues
Visites
Retours aux actualités
La communication entre impuissance et chaos : réintroduire la nécessité du temps long
2018-07-16 09:30:00
lescommunicants.fr
https://lescommunicants.fr/medias/image/26923964165d4ba8ddaba3.png
2021-09-23 16:48:00
2018-07-16 09:30:00
Equipe Com-Ent
Ex-« philosophe produits » chez Google, formé au laboratoire de persuasion technologique de Stanford, Tristan Harris déclarait en évoquant la puissance de la nouvelle économie de l attention : « Des millions d heures sont juste volées à la vie des gens, manipulés tous les jours de leur vie, et il n y a pas un seul débat public là-dessus ! ». Voilà bien un sujet de débat pour les communicants même s il y a un certain paradoxe à ce que la communication comme fonction, voire comme discipline, s empare de cette question.
La communication comme savoir donne du recul, mais échoue à orienter l action. Au-delà de quelques acteurs économiques particuliers (les institutions de développement économique ou d aménagement, l industrie pétrolière ou minière, etc.), qui écoute et intègre la nécessité du temps long au sein des cercles managériaux ? Que pourrait un chercheur au milieu d une crise majeure ou d une opération de fusion-acquisition au sein d un grand groupe ? Inversement, en quoi le directeur de la communication contribue-t-il au développement réel de son organisation ? Que comprend-il en profondeur de ce qui se passe ? Son principal talent pourrait consister en réalité moins à changer la donne qu à donner le change.
Comme assemblage de savoirs et de techniques, la communication est une fonction qui entretient l incapacité à maîtriser le temps.
Nous sommes plongés dans l ère de l agitation permanente et la communication alimente cette agitation jusqu à nous ôter la capacité de rêver de façon autonome, si l on suit les analyses de Bernard Stiegler dans son ouvrage Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?. Il ne s agit donc pas seulement de la « compression du temps » dont parle Hartmut Rosa, mais plus encore d une sorte de chaos temporel, voire d une forme d abîme, c est-à-dire au fond une façon d habiter le temps de manière précaire.
Or, comme le soulignait pour la politique Michel Rocard peu avant sa disparition dans sa Lettre aux générations futures en espérant qu elles nous pardonneront (un livre d entretien avec Mathias Thépot), une perspective de temps long est indispensable pour avoir des repères et agir efficacement. Et il faut du temps, en effet : neuf mois pour faire un bébé, trois ans pour faire une thèse, autant pour lancer une start-up, plusieurs années pour construire une réputation, vingt ans pour faire une éducation, une vie pour faire une œuvre ! Et même, si l on en croit Tarun Khanna, professeur de stratégie à la Harvard Business School et consultant auprès de grands groupes internationaux, cent cinquante ans pour faire une stratégie dans certains grands groupes japonais ou indiens Et l on voudrait soudain que l heure ou la minute devienne la nouvelle unité de compte, fournisse le sens ultime de notre action ? Ce n est pas très raisonnable.
Face à cela, il nous reste les deux grandes disciplines à la mode dans tous les kiosques : la philosophie, moins pour mettre de l ordre dans ce fatras conceptuel que pour y introduire un peu de sagesse ; et la psychologie pour compenser cette sorte de pression psychique inédite de l époque qu évoque Daniel Cohen dans Le monde est clos et le désir infini lorsqu il souligne que « la tension nerveuse des humains est poussée à des niveaux inédits » à l ère de la digitalisation. Hélas, les revues Psychologie Magazine et Philosophie Magazine l emportent encore largement sur Usbek & Rica Je note que dans les deux cas, la philosophie et la psychologie, le paradigme dominant consiste moins à faire ou à tenter de faire autrement qu à faire avec voire à laisser faire comme si la déprise était la seule réponse possible à l emprise.
Nous voici ainsi livrés aux désordres des temps modernes, désarmés face au futur. Dans cette sorte d impuissance partagée du dircom et du chercheur à penser et à agir sur le temps des organisations et des individus simultanément, je serais tenté avec une certaine constance de faire l éloge de l entrepreneur.
Ce point de vue fait en effet apparaître que ce qui est central, ce n est pas tant le temps que le sens. Si ce que je fais a du sens pour moi, alors la question du temps ne se pose pas ou ne se pose pas de la même manière, parce que l action est une source d accomplissement (voyez aussi sur le mode citoyen ce que l on appelle « l activisme » au sens anglo-saxon). Elle n est pas encore une trace, mais elle est une tentative qui réconcilie la réflexion et l action : un projet.
Dans un entretien avec Peter Thiel sous l égide du Milken Institute, Marc Andreessen disait : « The whole basis of our civilization in my view is communication ( ) In particular, I think communication will be the catalyst for a lot of innovations in a lot of other industries ». Cela peut faire une piste de recherche appliquée honorable pour cette discipline pour sortir, et de l agitation, et de l impuissance, et dessiner ainsi des pistes d innovation qui nous feraient délaisser les discours pour mieux nous intéresser aux usages ; bref, pour sortir de la pagaille ambiante et nous donner ainsi une chance de retrouver un peu de maîtrise, de liberté et de sérénité.
Je ne sais pas si les communicants sauront encore longtemps faire illusion sur leur capacité à maîtriser ou à mieux habiter le temps avec la communication. Mais je ne doute pas qu avec nos idées et nos projets nous avons la capacité de tenter une percée dans la mélasse, un peu moins déboussolée et un peu plus entraînante, en établissant du même coup un lien plus engageant entre présent et futur.
Olivier Beaunay, Membre du Think Do Tank Prospective - Directeur adjoint, CCI Paris
(Re)découvrez les capsules vidéos de nos 5 grandes conférences de l'Académie Scientifique "Temporalités & Communication"
https://lescommunicants.fr/medias/image/thumbnail_197261800963c013b02d592.png
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés