Et si l’entreprise responsable était celle qui s’intéressait au Vivant ?
Article réalisé avec le concours de Pierre-Eric Sutter.
En mars 2021, un baromètre du cabinet Empreinte Humaine, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux (RPS), constatait une augmentation des cas de détresse psychologique en milieu professionnel. Cette prise de température au sein des entreprises, la sixième depuis le début de la crise sanitaire, faisait en effet état d’un pourcentage de 63 % des salariés observant une plus grande part de leurs collègues en situation de mal-être. Délitement du lien social, perte de sens, environnements peu adaptés au télétravail, charge mentale due à la coexistence des impératifs domestiques et professionnels sont quelques pistes d’explication possibles de ce rebond.
Mais, en souterrain, que traduisent ces chiffres ? Et s’ils révélaient une perte d’ancrage de l’entreprise dans son environnement proche et plus lointain, tant humain, géographique que temporel ? Et s’il incombait à la responsabilité socio-environnementale d’entreprise (RSE) de fonder ses enjeux sur l’observation du Vivant ? Et si un nouveau récit professionnel, moins hors sol et moins anthropocentré, était à écrire ? Et si… Petite balade dans un nouveau champ des possibles.
Des logiques de marché contre-nature ?
« On est en permanence dans l’urgence du delivery : il faut toujours produire, produire… C’est, trop souvent, le consumérisme qui détermine la hiérarchie de valeurs », observe Pierre-Eric Sutter, psychologue du travail et fondateur de mars-lab, cabinet de conseil en prévention de la santé mentale et environnementale au travail. Fin observateur de la vie au travail, dans tout ce qu’elle comporte de vertueux ou de nocif, il a récemment co-signé “L’entreprise existentielle : Le Vivant au cœur de la stratégie”*. La course en avant qu’il décrit n’est pas née d’hier : il l’a lui-même expérimentée dans une vie antérieure, alors entrepreneur, avant de la considérer en tant que personnel de soin.
Dès la fin des années 80, et encore davantage au cours des années 90, les politiques néolibérales font basculer l’entreprise dans un nouveau paradigme : « C’est à l’époque des gouvernements Thatcher et de l’administration de Reagan que les choses bougent. Nous avions coutume de dire “l’entreprise, c’est la loi de la jungle, seuls les plus fort survivent” et nous en étions assez fiers. On en voit les effets 30 ans après. » Cette logique de marché, faisant de la concurrence la règle suprême, a profondément modifié le rapport de l’individu au travail, mais aussi l’ensemble des relations sociales. Le coût est bien sûr humain, mais aussi environnemental.
“On peut braver les lois humaines mais non résister aux lois de la nature” : une citation de Jules Vernes qu’affectionne particulièrement Pierre-Eric Sutter. « Mon ressenti est que nous nous inscrivons, actuellement, à l’exact opposé de ce que disait Jules Verne. Les règles de la nature sont bafouées ; le burn out est l’un des signaux forts de cette capitulation des barrières sociales face au capitalisme. La soi-disant optimisation des coûts sert de prétexte au rendement inconsidéré, au profit de l’actionnaire ou pour affirmer la tutelle politique – comme dans nos hôpitaux – au mépris de la santé mentale des travailleurs. Il faut toutefois relativiser la situation française, dans laquelle l’État demeure assez protecteur avec la mise en place de lois contraignantes en matière de santé au travail conjuguant obligations de moyens, et surtout, de résultats. » En 2002, la loi de modernisation sociale inscrit (enfin) la prévention de la santé mentale dans le Code du travail. Et s’il n’a pas ouvert la voie à proprement parler, le dramatique cas d’école France Télécom (2006-2011) a remis le problème sur le devant de la scène, encourageant, très certainement le législateur à s’en emparer complètement.
Le hiatus des temporalités institutionnelles et corporate
L'explosion d’Internet et la multiplication des start up, perçues comme un accélérateur de richesses et d'ascenseur social, ajoutés à la libéralisation des pratiques ainsi engendrée, entraînent, quelques années plus tard, une prise de conscience sur la nécessité d’un arsenal législatif. Les facteurs de RPS sont enfin analysés : l’agence européenne en détermine plusieurs parmi lesquels le temps de travail et son intensité, l’insécurité de l’emploi, le salaire, le harcèlement, la violence au travail ou encore le pouvoir de décision du travailleur dans l’exercice de sa profession. En 2004, l’Europe initie un mouvement avec la signature d’un accord-cadre sur le stress par les partenaires sociaux européens. En 2008, c’est l’OMS qui attire l’attention sur la nécessité de prévenir les RPS afin de limiter l’apparition de maladies mentales dans la population. En France, il faut attendre 2010 et le deuxième Plan santé au travail, ou encore le Plan d’urgence pour la prévention du stress au travail, pour que la lutte contre les RPS soit véritablement érigée en priorité.
« Mais ce n’est pas parce que les institutions légifèrent que les entreprises y vont de gaieté de cœur. C’est le constat que je fais depuis que j’ai commencé à exercer dans le conseil en prévention des RPS, en 2007. », souligne le psychologue du travail. « Les institutions tirent la sonnette d’alarme face au constat de l’augmentation des cas de stress lié au travail. L’une des causes de cette difficulté à faire appliquer la loi de manière effective réside dans la disparité des temporalités : la logique des institutions s’inscrit dans le temps long, quand les entreprises, entre résultats trimestriels et plans stratégiques sur 3 ou 5 ans, pensent à plus court terme. »
Bien sûr, il ne faut pas jeter le discrédit sur l’ensemble des organisations et Pierre-Eric Sutter souhaite introduire cette nuance : « Il faut rendre justice à certaines initiatives, notamment l’entrepreneuriat social, qui tendent à se fonder sur un équilibre social, environnemental et économique. J’y suis particulièrement sensible, puisque, en tant que personnel de soin, ma vocation est de traiter les déséquilibres. De plus, il y a cette dialectique entre social et économique : ce sont en grande partie les entreprises qui financent les investissements sociaux. »
Le salarié, premier vivant de l’entreprise
« Dans le système actuel, la culture intensive de nombreuses entreprises, centrée sur le rendement à tout prix, conduit trop souvent à bafouer les règles du Vivant. Or, le premier vivant en entreprise, c’est le salarié. La RSE doit garder ce fait en tête », rappelle Pierre-Eric Sutter. « Les jeunes générations ont bien compris le lien entre social et environnemental. Mais il y a tout de même une hiérarchie, car le lien à la nature transcende et donc englobe, selon moi, le lien social. On gagnerait toutes et tous à déplacer nos points de vue. L’excès d’anthropocentrisme est précisément ce qui précipite l’ensemble des problématiques écologiques (réchauffement climatique, sixième extinction massive ou épuisement des ressources). »
En 2018, un rapport d’Oxfam faisait état des inégalités croissantes entre hauts et bas salaires au sein des entreprises du CAC 40 : les dirigeants auraient gagné, en 2016, en moyenne 119 fois le salaire moyen quand cet écart n’était (que) de 97 en 2009. « Et cet écart se fait au détriment de la nature, c’est-à-dire du Vivant, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise, en la surexploitant. Fin de mois et fin du monde sont extrêmement liées mais ce n’est pas parce que la fin de mois est plus proche qu’elle doit primer. Une organisation socio-environnementalement responsable a pour mission de prendre soin du Vivant en interne et en externe, avec une intention claire, c’est-à-dire sans volonté de social- ni de green-washing. Quand les problématiques RSE servent de parade, elles sont génératrices d’incohérences et engendrent donc une perte de sens chez les salariés. »
L’humain, cet animal social ambigu
Conformément aux observations réalisées par le cabinet Empreinte Humaine citées en introduction, deux ans de crise sanitaire et les confinements successifs ont mis à mal un lien social déjà fragilisé par ailleurs. « Même s’il faut voir les opportunités que cette situation exceptionnelle a créé par ailleurs (dont l’accès au télétravail), de nombreuses personnes ont vécu une érosion de leurs interactions sociales, qui révèle l’importance du collectif de travail. » Comme évoqué, cette redéfinition de la nature des interdépendances humaines n’est pas sans conséquences : la crise de sens est l’une d’entre elles, et non la moindre.
Au hiatus des temporalités semble donc se superposer un autre antagonisme. Il y a, en effet, tension entre l’individualisme encouragé par les systèmes néolibéraux et les pratiques propres à l’ère du numérique, et le besoin d’appartenance. « Les 30 Glorieuses et le progrès, qui a bien entendu engendré aussi du bon, nous ont mal habitués à l’incertitude, mais pas seulement. Aujourd’hui, tout est à portée de main, ou plutôt de clic, immédiatement. Dans cette culture addictive, ce sont le confort et le plaisir qui priment. De plus en plus, nous nous coupons de notre humanité et donc de notre nature profonde, notamment en repoussant l’information de la mort et en cherchant à gommer la notion d’effort. Dans un tel contexte, la tentation est grande d’aller chercher le sens non plus en soi, mais à l’extérieur de soi et ce déplacement est délétère : il conduit à l’aliénation de soi par soi-même, de soi par les autres, et de soi à la nature en se prétendant plus forts que les lois du Vivant. »
Vers un accomplissement soutenable des individus
Oui, mais comment éviter cet écueil de l’individualisme tout en atteignant le sens nécessaire à l’homéostasie, à l’équilibre psychique ? En récupérant son autonomie (esprit critique, indépendance relative), on prolonge potentiellement son autonomie (durée de fonctionnement). « Kant a pensé cela philosophiquement en opposant l’autonomie à l’hétéronomie. Selon lui, éprouver son discernement rend l’autonomie possible en évitant l’aliénation à une loi extérieure à soi qui n’aurait pas été pensée rationnellement par soi-même. Elle permet de forger sa morale, qui, dans la philosophie kantienne, s’apparente à l’éthique, et d’en faire sa maxime. Pour Kant, l’éthique prévaut sur l’intelligence. Car en s’attachant à l’intention derrière le comportement, elle est la garante de comportements en harmonie ou pas avec l’environnement. En bref, le sujet autonome est celui qui pense par lui-même sa loi morale – et donc sa hiérarchie de valeurs qui intègre ou pas les valeurs écologiques. Elle permet ainsi au sujet de discerner si ses gestes au quotidien sont mortifères ou au service du Vivant. Par exemple, pour une décision aussi simple que de se désaltérer entre son domicile et son travail, plusieurs options s’offrent à lui : boire à sa gourde portative, se servir de l’eau avec un gobelet en carton à une fontaine, acheter un soda dans une bouteille en plastique. Celui qui est au service du Vivant évitera autant que possible la dernière option », développe Pierre-Eric Sutter.
Pour ce thérapeute à l’approche existentialiste, l’intention est incontestablement le dénominateur commun aux différentes problématiques que sont l’adoption de politiques RSE soutenables et sincères et la diminution des cas de souffrance liée au travail. « Lorsque j’accompagne des personnes en situation de mal-être professionnel, je les interroge sur la part de responsabilité de l’entreprise ainsi que la leur. Je m’intéresse à l’intention qu’ils placent derrière leur travail, le “pour quoi” en deux mots. Quand je leur demande "pour quoi avez-vous choisi ce travail ?", je constate, le plus souvent, que les raisons qui ont présidé à leur choix sont extérieures à elles-mêmes, comme par exemple, gagner sa vie. L’argent ne devrait pas être un but en soi ; il n’est qu’un moyen au service de l’accomplissement de projets de vie. Trop souvent, nous raisonnons à l’envers en tentant de répondre d’abord au “quoi” : un travail bien payé. Ce qui fait qu’un cercle vicieux s’installe : plus on veut gagner d’argent plus on travaille quantitativement, au risque de s’épuiser et de ne pas s’accomplir dans une activité qui fait sens pour soi, qualitativement ; on risque de passer à côté (du sens) de sa vie. L’être humain est un être de projets, c’est son essence. Soigner les intentions derrière les projets : c’est cela la responsabilité de chacun d’entre nous. »
Pour lui, l’intention est également l’un des déterminants du sens, qui permet la mise en place de la boucle vertueuse sens/engagement/satisfaction identifiée par la psychologie positive. « Si je trouve du sens dans les missions qui me sont confiées, je vais m’engager dans mon travail, en mobilisant mes compétences, et, in fine, y trouver de la satisfaction et non du plaisir » précise le psychologue. Ce déplacement d’une quête de plaisir vers celle de satisfaction rend l’accomplissement personnel durable : « Les êtres humains sont capables d’appétit (besoin naturel) mais aussi d’appétence (plaisir) et cette décorrélation entre les besoins et les plaisirs met à mal l'homéostasie physique, mais aussi psychique. Un déséquilibre intérieur qui va être source de souffrance. » Ce basculement de plaisir, fugace et générateur d’accoutumance, en satisfaction, satiable et donc soutenable, est transposable à l’échelle de l’entreprise, tant dans la gestion des ressources humaines qu’environnementales.
Article réalisé avec le concours de Pierre-Eric Sutter.
Psychologue du travail et psychothérapeute existentiel, Pierre-Eric Sutter dirige l’Observatoire de la vie au travail et mars-lab, cabinet de conseil en prévention de la santé mentale et environnementale au travail. Spécialiste de l’éco-anxiété, il a cofondé l’Observatoire des vécus du collapse.
* L'entreprise existentielle : Le Vivant au cœur de la stratégie, Sylvie Chamberlin et Pierre-Eric Sutter, Editions Gereso
Bibliographie :
https://empreintehumaine.com/la-detresse-psychologique-des-salaries-francais/
https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Note_thematique_-_Risques_psychosociaux_au_travail_-_une_problematique_europeenne.pdf
https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/cac-40-le-grand-ecart-salarial/
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