Elles et ils sont 6 Français.es sur 10 à attacher de l importance à la notion de sens. Un besoin croissant pour 58 %, toutes les catégories sociales et générations sont concernées, selon une étude de l Observatoire du Sens réalisée en 2018. Mais derrière ce concept qui imprègne notre quotidien, quelles implications dans la sphère professionnelle ?
Un sens multiple
Si on devait demander de le définir, on obtiendrait facilement 6 ou 7 réponses différentes et aucune ne serait fausse. Direction prise pour certain.es, perception sensorielle ou mentale pour d autres, signification, disposition, intuition ou encore raison d être. La notion de sens est à la fois omniprésente et polysémique, peut-être omniprésente car polysémique. Et relève à la fois du tangible et de l aspirationnel.
Quelle qu en soit l interprétation, le terme irrigue notre société, nos réflexions actuelles. Les entreprises l ont bien compris, réintroduisant dans leurs discours ce besoin des différents publics, consommateur.rices et collaborateur.rices. Pourquoi ? Parce que le sens rend l engagement possible : on ne s'engage pleinement dans l'action qu'à partir du moment où l'on sait "pour quoi" (finalité, par exemple pour concrétiser une valeur de justice) et pas uniquement pourquoi (cause, par exemple car on a besoin de payer son loyer).
L engagement, autre concept dans l air du temps et au cœur de toutes les stratégies digitales, est, quant à lui, synonyme d action, d interaction. C est précisément cette mise en exercice de la proactivité individuelle qui est visée car elle participe à la formation d un sentiment de satisfaction, et met en branle les dynamiques d implication, d attachement et d investissement.
Sens et engagement appliqués au monde du travail
Engagement ? Ne serait-ce pas, justement, un terme du monde du travail et plus spécifiquement propre au recrutement ? Un peu de philosophie et de littérature professionnelles ne peut pas faire de mal. Pour les existentialistes, l engagement est l'acte par lequel l'individu assume les valeurs qu'il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence . A l heure où les valeurs d une entreprise concentrent toutes les attentions, il n y a qu un petit saut à faire pour convier, par extension, la notion d un sens, plus individuel, au bureau. Bâtir des systèmes de valeurs propres à la seule sphère privée ou professionnelle relève sans doute de l utopie : l individu est par essence et étymologie indivisible , et avec lui, son système de valeurs.
Puisque quelques images sont parfois plus éloquentes que de longs discours, penchons-nous sur l allégorie du tailleur de pierre, illustration parfaite de ce besoin de sens au travail. Et de ses implications. Cette allégorie fait le récit, au Moyen-Âge, d un voyageur. En chemin, il rencontre, affairés, trois tailleurs de pierre. Chacun d eux affiche une expression différente : le premier semble aigri, le deuxième, indifférent, quand le dernier rayonne littéralement. À la question Que faites-vous ? , le promeneur obtient trois réponses bien distinctes. L homme à la mine désabusée bougonne quelques mots sur la nécessité du travail, un gagne-pain . Le deuxième, pour sa part, félicite la qualité de son propre ouvrage avant d en indiquer la finalité immédiate : la construction d un mur. Quant au troisième, toujours lumineux, il répond avec enthousiasme et passion : Je bâtis une cathédrale ! . Ces trois ouvriers, qui réalisent pourtant un même labeur et disposent, pour ce faire, de ressources identiques, incarnent les différents rapports qu une personne peut entretenir avec son travail et le dessein qu elle peut y insuffler.
Pour Pierre-Éric Sutter, fondateur de l Observatoire de vie au travail, dirigeant de mars-lab et auteur de "Réinventer le sens de son travail"*, ces tailleurs de pierre illustrent les trois degrés d exercice de soi (ou d accomplissement personnel) qui peuvent être mobilisés à travers l activité professionnelle : le faire , l' agir et l œuvrer . Penser le travail uniquement comme un lieu on l on fait peut rapidement générer un sentiment de mal-être, du désengagement et de la lassitude, à l image du premier ouvrier de l allégorie. L épanouissement au travail n est envisageable qu à partir du moment où notre tâche mobilise nos compétences, notre collectif de travail et notre système de valeurs. En réintroduisant au cœur de la mission professionnelle une dimension supérieure, plus aspirationnelle, l employé.e y trouvera un moyen de se réaliser. C est à ce moment que le glissement du travail vers l œuvre personnelle s opère. Même au niveau étymologique, ce basculement fait sens : le travail a pour origine le mot latin tripalium, un instrument de torture à trois pieux, alors que le mot œuvre , dérivé du latin opera, désigne le fruit d une activité. D un état douloureux et subi, on évolue vers l action et la capacité.
Du projet au sujet
Mais quels sont donc les mécanismes qui rendent ce basculement possible ? Poursuivons au rayon philosophie. Le fondateur de l Observatoire de la vie au travail cite Érasme, pour qui l homme ne naît pas homme, il le devient . Le travail, la matière de son agir selon Hegel, n est pas une fin en soi mais un moyen pour tendre vers cet humain que l on aspire à être, le façonner en interagissant avec la matière de son travail. En adoptant une telle approche, la recherche de sens est guidée par 3 questions : quel sujet travailleur veut-on être ? Quel objet de travail souhaite-t-on s approprier ? A quel projet professionnel est-on prêt à s investir ?
Conformément à la logothérapie de Frankl, pour laquelle les publics ont avant tout besoin de donner du sens dans leur vie, cette dynamique créatrice pérenne n est possible que si l individu est inspiré, c est-à-dire trouve ce moteur supérieur à son activité, répondant ainsi à ses exigences existentielles, voire spirituelles.
Le travail, par la matérialisation d une idée (autrement dit, d un projet), va engendrer un objet par le biais duquel il est possible de s incarner en tant que sujet. Le bien-être et la satisfaction ressentis par cette concrétisation vont encourager à élaborer de nouveaux projets et vont être source d engagement, lui-même ! Les ingrédients sont désormais réunis pour permettre la perpétuation du cercle vertueux projet > objet > sujet de manière durable. Loin des injonctions du bonheur qui semble imposer un état permanent, le sens comme finalité nous unifie, nous anime et nous ouvre à la progression. Il est bien question d un chemin : ne parle-t-on pas, d ailleurs, de parcours professionnel ? Et même, pour conclure sur une métaphore, de carrière professionnelle ? N hésitons donc à ciseler les pierres de notre carrière à l aide d un burin imprégné de sens pour bâtir notre cathédrale de l'œuvre de soi.
*Réinventer le sens de son travail, Pierre-Éric Sutter, Éditions Odile Jacob
Article réalisé par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT, avec le concours de Pierre-Éric Sutter

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