« Nous ne vivons pas une époque de changement mais un changement d époque ». Ces mots prononcés par le Pape pour ses vœux à la Curie en 2019 résument assez bien le sentiment de beaucoup d entre nous et le point de vue de la plupart de nos dirigeant.es en cette période de crise sanitaire liée au Covid 19.
En fait, ce sentiment est loin d être nouveau. Il n a cessé de grandir depuis quelques années avec la montée des crises sociales, le dérèglement climatique et l accélération des révolutions technologiques. Mais il trouve aujourd hui un écho supplémentaire alors que près de la moitié de l humanité se retrouve confinée chez elle. Toutefois, ce changement peut sembler difficile à appréhender. Quelles formes peut-il prendre ? Est-il possible, quand aucune alternative tangible ne nous est proposée, de l imaginer ? En quoi et pourquoi le design fiction peut-il être un recours possible ?
Le monde d après
En plein cœur de la crise, des voix s élèvent donc pour nous enjoindre à « penser le monde d après ». Depuis quelques semaines, chaque jour apporte son lot d intellectuel.les ou de politiques venant nous rappeler dans les médias l urgence de penser cet après. Les Français.es semblent en être convaincu.es : ils sont 42 % à aspirer à un changement de vie après cette crise qui, pour 38 %, représente la fin de notre modèle de société et le premier effondrement de notre civilisation (46 %), selon l enquête menée par Fanny Parise dans son Anthropologie du confinement *.
D accord. Mais à quoi donc pourrait-il ressembler ce monde d après ? Et surtout comment le construire alors que nous avons les plus grandes difficultés à nous libérer de ce vieux monde qui semble toucher à sa fin et à concevoir le futur autrement que sous une forme de continuité linéaire ? Nous sommes enfermé.es dans le présent. Ce que décrivent parfaitement les sociologues et les historien.nes tenants du « présentisme ». C est d ailleurs tout le paradoxe de notre époque : nous aspirons à ce monde d après (meilleur) mais nous sommes incapables de nous représenter celui-ci. Dès lors, nous vivons dans l urgence, l immédiat, la peur et l angoisse, sans guère d espoir hormis gérer les conséquences des crises successives, laissant ainsi l espace public aux visionnaires et scénaristes les plus pessimistes - tenants du survivalisme, du déclinisme, de la collapsologie. Peu réjouissant ? Certes, mais alors que faire ?
L imaginaire pour réinventer le monde
« On ne peut étudier que ce qu on a d abord rêvé » écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans sa Psychanalyse du feu . Et pour rêver, il est nécessaire de réinvestir nos imaginaires, de retrouver cette fonction fabulatrice dont parlait Bergson, qui oriente l esprit et l action vers ce qui reste à connaître, avant de laisser la science et l intelligence donner vie à ces hypothèses.
Cette capacité à imaginer et expérimenter des futurs possibles, radicaux, et alternatifs est le préalable pour penser ce monde d après et ainsi, se saisir des défis majeurs de notre temps. Car, seuls ces imaginaires seront en mesure d infléchir notre perception du réel, notre façon de définir notre groupe social et l action posée dans l espace social. Ils structureront une vision collective, nos manières de voir, de nous représenter ou d organiser le monde. Repeupler nos imaginaires : voilà une bonne base de départ pour élaborer de nouveaux récits collectifs et réinventer le monde.
Une telle démarche permettant de mettre en scène l avenir et de spéculer sur son évolution n est cependant, dans les faits, pas chose aisée. Nous sommes, en effet, fortement influencés par nos expériences du passé. Grande est notre propension naturelle à considérer que le futur est écrit, qu il s agisse des politiques publiques, du domaine entrepreneurial ou de notre quotidien. Comment, alors, se libérer de cette « illusion d optique » évoqué par l anthropologue Dominique Desjeux ? Car cet affranchissement est indispensable afin de considérer que les possibles sont ouverts pour penser l événement inattendu, ce que l essayiste et statisticien Nassim Nicholas Taleb appelle Le Cygne noir , et, in fine que rien n est écrit.
Face à l incertain et l improbable, on ne peut plus attendre « l événement marquant » pour ajuster nos décisions ni déduire le futur de ce passé récent. Il nous appartient donc de l imaginer. Ce qui est vrai pour les catastrophes sanitaires est vrai également pour l urgence écologique, les attaques terroristes, les confrontations sociales et les disruptions technologiques : tout un continent d imaginaires à conquérir.
Le design spéculatif
Tout un continent d imaginaires à conquérir : c est, en quelque sorte, ce que promet le design spéculatif. Pour nous questionner sur ce que nous estimons individuellement et collectivement désirables, le designer spéculatif entend nous faire accéder à d autres mondes, d autres lieux et d autres temps, provocants, irritants, en bref, pas nécessairement séduisants.
Le design spéculatif est né fin des années 1990. On le doit au designer anglo-saxon Anthony Dunne qui en a posé les bases dans sa thèse « Hertzian tales » (1999) puis dans un ouvrage co-écrit** avec sa compagne Fiona Raby, enseignant, tout comme lui, à la Royal College of Art de Londres. Plus familier à nos oreilles, le terme design fiction a lui été inventé en 2008 par Julian Bleecker, qui insiste davantage sur l outil utilisé par le designer (la fiction) que sur la démarche (spéculation). Ces designers se sont grandement inspirés du design critique italien des années 60 et 70, rendus publics par des studios tels qu Archizoom ou SuperStudio. Ces collectifs d architectes proposaient des architectures radicales visant à questionner nos modes de vie standardisés et le « good design » de l époque.
Face à ce « choc du futur », ou choc des imaginaires pour être plus exact, nous sommes quelques un.es à avoir étudié et développé cette nouvelle discipline et à travailler, depuis un peu plus de cinq ans, aux côtés des Etats, des collectivités locales, des entreprises, des associations sur des scénarios spéculatifs et de nouvelles représentations du futur.
Ce recours aux imaginaires et la mise en scène des formes possibles, alternatives et radicales du monde de demain permettent d obtenir et de présenter des visions larges sur les métamorphoses du monde, décapant le vernis de confort, de certitudes et de probabilités. Comment ? En combinant recherches rigoureuses sur les signaux faibles et signaux spéculatifs nous aidons nos interlocuteurs à se projeter et à identifier leur futur souhaitable.
L application pratique de cette méthode, son originalité comme son efficacité, consiste à produire des artefacts des futurs imaginés, et à conférer à ces représentations un caractère tangible et sensible. Afin de concrétiser les détails d'un scénario et d accompagner la compréhension et la perception d un avenir particulier, ces artefacts peuvent prendre être conceptualisés par le biais de la vidéo, de la 3D, de dessins, de nouvelles, ou encore d objets. Généralement, les résultats de ces travaux fournissent un point de départ idéal aux discussions stratégiques et relatives aux politiques publiques, au niveau local, national ou transnational.
L apport du design spéculatif aujourd hui
Nous sommes en train de changer de monde et, saisis, par le Covid-19 nous venons de nous en apercevoir. Face à ce choc, nous devons collectivement en passer par le renouvellement de nos imaginaires pour dépasser notre horizon actuel et penser un avenir meilleur. Le design spéculatif peut nous y aider. Mais son apport ne doit être confondu avec une démarche prédictive. Le travail réalisé par les designers spéculatifs en matière de logement, de mobilité, d énergie, de rapport au corps et à la beauté... à horizon 2030 ou 2035 ne vise pas à prédire le monde d après. Non. Il cherche à élargir notre vision de ce qui pourrait être. Et cela, à deux égards. D une part, afin de provoquer un débat sur ce que le futur devrait être (par une approche souvent radicale et provocatrice). D autre part, pour engager des actions concrètes ici et maintenant pour que ce futur advienne. Soit un raisonnement entre optimisme et volontarisme.
Le design spéculatif et les entreprises
Parce qu il stimule les créativités, le design spéculatif est pertinent pour nourrir et soutenir le travail des équipes R&D et marketing des entreprises, et favorise la production de nouvelles innovations. Face à un avenir impossible à prédire et à probabiliser, c est également une démarche tactique qui doit être mise entre les mains des directions générales pour leur servir à explorer de nombreux futurs possibles, à s y préparer, et rendre les stratégies plus malléables. La conception et la promotion de nouvelles missions de l entreprise, réconciliant efficacité économique et contribution sociétale est un autre champ d application du design spéculatif, auquel les directions, dont les directions de la communication, pourront avoir recours. Cadre tout désigné pour se livrer à l exercice et convertir l entreprise au design spéculatif : l adoption de la loi PACTE en France. C est, en effet, un instrument efficace pour éviter que l entreprise à mission ne demeure qu un simple effet de mode.
Par Mathieu Griffoul, consultant et futurologue, spécialiste de stratégie, de l innovation et de la transformation digitale et Julien Tauvel, designer et prospectiviste, président et cofondateur de l'agence Imprudence
Retrouvez-les le vendredi 17 avril de 10h30 à 12h à l occasion du webinar Le design fiction au service du futur du communicant
*L article Le confinement, une transition vers de nouveaux modes de vie ? est paru dans TheConversation, le 02/04/2020
**« Speculative Everything » (2013)
Mathieu Griffoul et Julien Tauvel accompagnent COM-ENT dans le projet Des Futurs de la communication , initié en 2019. Les Futurs de la communication visent à imaginer les évolutions possibles des métiers de la communication d ici 10 à 15 ans.
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