De la Covid-19 aux élections présidentielles américaines, en passant par le réchauffement climatique, il semblerait de bon ton et dans l’air du temps d’avoir un avis sur tout. Oui mais, comment se construire sa propre opinion, librement, et sortir, autant que faire se peut, de la pensée unique ou polarisée dans laquelle on s’enferme parfois sans même en avoir conscience ? Et s’il ne fallait pas, déjà, commencer par faire exploser sa bulle de filtres !
La bulle de filtres : qu’est-ce que c’est que ça ?
Concept mis en lumière en 2011 par le militant Internet Eli Pariser, directeur général du site Upworthy et cofondateur du site Avaaz.org, la bulle de filtres caractérise à la fois l’information qui parvient aux internautes, préalablement passée par la moulinette d’algorithmes analysant et ciblant leurs préférences, ainsi que l’état d’isolement intellectuel* et culturel qui en résulte. Les réponses aux requêtes effectuées sur le web sont en effet, bien souvent, ordonnées conformément à une personnalisation que l’utilisateur.rice alimente sans réellement en avoir conscience. Puisqu’elles se basent sur les données collectées auprès d’elles.eux (choix réalisés parmi les suggestions des moteurs de recherche, affinités des relations sur les réseaux sociaux, sites d’information régulièrement consultés), les sélections proposées par les algorithmes diffèrent selon l’internaute, qui évolue alors dans une version du web qui lui est spécifique : une “bulle” optimisée en fonction de ses habitudes de navigation et de ses centres d’intérêt.
Un phénomène répandu, tant sur les réseaux sociaux que sur les moteurs de recherche, notamment car il entend améliorer, ou du moins faciliter, l’expérience utilisateur. Mais ce qui était un confort : plaisir de n’avoir à faire aucun effort pour découvrir ce livre qui correspond précisément à notre univers littéraire, joie de trouver la taie assortie à la housse de couette présente dans notre panier d’achat en deux clics, satisfaction éprouvée à écouter sans avoir à intervenir une playlist musicale harmonieuse, peut se muer en enfermement. Car les SERP sont organisées pour coïncider aux prédictions faites sur nos prédispositions, dont idéologiques. Par ce prisme, elles laissent de côté les résultats qui paraissent les moins pertinents. Par répétition, ces omissions finissent par constituer un frein à l’exercice de notre esprit critique. En cause donc, pour les défenseurs de la liberté de pensée et de l’abolition des silos : le traçage de nos historiques et la collecte de données intempestives.
Ça existe vraiment ?
En janvier dernier, le média Accropolis mettait en parallèle, via l’outil Tweetdeck, les feeds correspondant à six bulles de filtres différentes, basées sur l’orientation politique.
Voir l'actu à travers différentes bulles de filtre ? C'est possible !
— Λccropolis (@jeanmassiet) (@Accropolis) January 19, 2020
On a créé 6 colonnes pour représenter les différentes timelines des sympathisant de
– la gauche révolutionnaire
– la gauche
– la social démocratie
– le centre-droit
– la droite droite
– l'extrême droite. pic.twitter.com/bSYw2QUSDR
Le résultat est sans équivoque quant aux contenus remontant dans les fils d’actualité et auxquels les internautes se retrouvent exposés. De quoi alimenter et polariser des systèmes de croyances. Déjà, quelques années plus tôt, le Wall Street Journal avait mis au point un outil permettant de comparer deux fils Facebook : celui d’un.e pro-démocrate et celui d’un.e pro-républicain.e. Là encore, l’exercice est saisissant. Chaque internaute semble être tenu.e à l’écart de contenus, qu’il s’agisse de posts d’utilisateur.rices ou d’articles de médias, qui entrent en conflit avec son système de valeurs.
Et alors, quel est le problème ?
Pour qui souhaite se prémunir des pièges de la pensée unique, ces deux expériences montrent la nécessité d’élargir sa vision du monde, y compris digitale, quand Internet est bien souvent décrit comme le chantre de la liberté d’expression et d’information. Cela dit, nous procédons sensiblement à la façon de ces algorithmes dans la vraie vie ! Se confronter à d’autres manières de penser, croiser les opinions et les sources, multiplier les avis documentés : voilà une manière sûre de conserver un esprit libre. Mais pas uniquement. Un moyen, également, de déjouer les fake news. Lors d’un entretien accordé à COM-ENT en février dernier, le docteur en neurosciences Albert Moukheiber soulignait la nécessité d’apporter au phénomène une réponse de nature collective, dépassant la polarisation et l’entre-soi : “les fake news auxquelles je peux croire sont sûrement très différentes des fake news auxquelles vous allez croire. En apprenant à nous faire confiance, nous pouvons être les garde-fous les uns des autres. Une personne peut être la vigilance d’une personne sur un sujet, et réciproquement, ce n’est pas juste un travail individuel”. Face à des technologies de plus en plus poussées, telles que les deep fakes, il est de notre intérêt de croiser les sources, de se frotter à des points de vue différents pour éprouver la solidité et le bien-fondé de nos croyances.
Une responsabilité conjointe
Si les bulles de filtres sont en partie le fruit des technologies issues du web, il s’agit toutefois de nuancer leur rôle. Des mécanismes d’ordre psychologique sont aussi à l’œuvre et contribuent largement au phénomène : l’attirance naturelle pour (ce) qui nous est semblable et les chambres d’écho, notamment. Si plus de transparence sur la manière dont les algorithmes filtrent les préférences et la possibilité de désactiver ce filtrage sont souhaitables, il est évident que nous en sommes en partie responsables de l’uniformisation de nos flux, en reportant notre attention, et ce dès le début, sur des informations principalement conformes à nos opinions. Qu’il s’agisse de la fenêtre de son ordinateur ou de la réalité, il est encore temps pour nous de considérer chaque problématique par l’autre bout de la lorgnette. De même, les algorithmes, au moment de leur conception, pourraient être pensés pour pousser des contenus qui soient le reflet de la diversité.
Par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT
*source : Wikipédia
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