Sophie Comte, cofondatrice du magazine Chut ! : “La transformation numérique est une transformation humaine avant tout”
Un magazine papier pour parler du numérique ? C’est le pari pris par Chut ! Lancé en novembre 2019, ce petit nouveau au rayon des magazines de société fait le choix d’interroger l’impact du numérique sur les différents pans de nos vies. Une ligne éditoriale ouverte sur le monde et engagée, le sens de la mixité et de la responsabilité dans le sang, le tout servi avec un graphisme soigné : Chut ! invite ses lecteur.rices à observer un temps de pause pour mieux s’acculturer à la vague digitale. Derrière cette initiative, deux entrepreneures, qui ont d’abord fait leurs armes en communication : Aurore Bisicchia et Sophie Comte, à la tête de l’agence Les Chuchoteuses. Nous avons posé quelques questions à l’une des deux cofondatrices, Sophie Comte.
COM-ENT : Vous avez baptisé le magazine “Chut !” pour “(dire) « chut » à l’effervescence du numérique afin de mieux écouter les changements induits par les technologies, dans un contexte d’infobésité et de bruit digital”. Chut ! n’a pas l’air d’avoir peur de l’ouvrir. Vrai ?
Sophie Comte : Pour la petite histoire, Aurore Bisicchia et moi avons d’abord fondé l’agence Les Chuchoteuses, qui existe toujours. Une connivence s’est créée autour de ce nom. Lorsque l’idée est née de lancer un média et de faire entendre notre propre voix, “ chut” s’est imposé en résonance avec l’univers de langage existant, qui plaisait, et en écho au “bruit médiatique” avec la volonté d’en prendre le contrepied.
Cette interjection fait à la fois sens au regard du flot continu d’informations auquel nous sommes exposés et face auquel il faut faire preuve de discernement, mais aussi car nous avions envie de dire “chut” à la manière dont on parle des technologies. Elles sont toujours associées à la vitesse, à l’immédiateté et souvent abordées d’un point de vue technique. Chut ! est une invitation à prendre le temps, à aller à contre-courant des idées reçues, à ouvrir une réflexion dans ce tourbillon.
Quant à l’ouvrir : nous souhaitons traiter des problématiques qui nous semblent essentielles. La représentativité et l’inclusion en font partie. Cela signifie également sortir de l’entre-soi professionnel : ce sont des sujets qui nous concernent toutes et tous, dans toute notre diversité. C’est l’un des partis pris forts du magazine.
Pourquoi un magazine papier pour parler du numérique ?
Avec Aurore, nous aimons bien dire que “sur le web on picore, avec un magazine on explore”. La démarche de lecture n’est pas du tout la même. Sur Internet, la tendance est au snack content, aux formats courts. Le papier, c’est à la fois le temps long et le plaisir de l’objet, une expérience de lecture forte. Pourquoi les technologies devraient être privées de cette expérience de lecture ? Remédier à l’absence d’un magazine dédié offrant ce confort et qui ne se concentre pas sur l’aspect technique, mais bien sur la transformation numérique de notre société, était l’une de nos motivations. Mais pas la seule. La problématique de fracture numérique le montre : les technologies ne concernent pas uniquement celles et ceux qui les utilisent, il était important d’adresser ces sujets-là via un autre canal, et en étant présent en kiosques et en librairies un peu partout en France afin d’avoir cette dimension territoriale.
Le pourquoi de “Chut !” est lié à la volonté de ce juste équilibre à trouver avec les technologies, son propre équilibre ! Nous vivons dans un monde où elles sont omniprésentes, mais ça ne veut pas dire que tout va et doit se faire avec elles. Une fois passée l’euphorie autour du numérique, on en vient à conscientiser davantage nos usages : c’est dans cette mouvance-là que s’inscrit Chut !
On l’a vu avec le confinement : nous avons besoin de contacts réels, de rencontrer les personnes : si les outils numériques facilitent la communication à de nombreux égards, les liens tangibles et les rencontres demeurent une nécessité. Le magazine papier est en quelque sorte une rencontre !
Qui sont vos lecteur.rices ?
Ce sont majoritairement des lectrices, nous comptons 60 % de femmes pour 40 % d’hommes, entre 30 et 60 ans. Cela vient certainement du fait que notre premier numéro portait sur les femmes et les technologies. Pour autant, nous ne faisons pas un magazine féminin. Mais féministe et inclusif, oui ! Notre lectorat se compose, pour l’essentiel, de professionnel.les d’horizons divers : de la tech, de la communication ou de l’information, des data scientists et des entités RSE qui adhèrent à la dimension engagée du magazine. Les entreprises achètent Chut ! à destination de leurs équipes dans une dynamique d’acculturation ou de sensibilisation aux enjeux du numérique. Elles ont besoin de redonner du sens à la transformation digitale et d’embarquer tous leurs collaborateur.rices. Le magazine s’y prête bien.
Vous avez opté pour une périodicité trimestrielle : pourquoi un média du temps long dédié à un média du temps court ? Fait-on davantage confiance aux médias qui prennent le temps ?
Il y a clairement une crise de l’information, qui relève de deux problématiques dans lesquels Internet a sa part de responsabilité. D’une part, les fake news. D’autre part, le fait que n’importe qui peut désormais éditer des contenus. Nous avons plus que jamais besoin de véritables journalistes pour prouver, attester la qualité de l’information diffusée. A l’ère du “marque média”, il est important de se rappeler que tout le monde ne peut pas se revendiquer comme tel : si les entreprises utilisent les techniques des médias, elles n’en sont pas. Dans ce contexte où tout le monde devient éditeur de contenus, c’est important de savoir qui est média et qui ne l’est pas. Nous sommes reconnus comme média par le ministère de la Culture : c’est une démarche très importante pour nous. Guidées par cette envie de proposer une information de qualité, nous ne travaillons qu’avec des journalistes.
On entend souvent parler du déclin de la presse papier : le format périodique échapperait-il à la règle ? L’attachement au papier est-il toujours d’actualité ?
Avec Chut !, nous souhaitions nous inscrire dans la lignée d’Eric Fottorino (Le 1, Zadig, America) avec une expérience de lecture forte et globale, un contenu de qualité, de l’information très fouillée et un plaisir visuel. J’ai le sentiment que ces rendez-vous périodiques fonctionnent bien en ce moment. Le format Society aussi. L’information dont on besoin tout de suite, on va la trouver sur Internet, c’est moins ce que l’on aura tendance à acheter en support papier.
Ces dernières années, le marché de la presse s’est redessiné. La différenciation doit être évidente et la ligne éditoriale affirmée, avec des contenus d’analyse et un travail graphique : c’est ce que le.la lecteur.rice va rechercher dans un magazine. Nous observons d’ailleurs qu’il y a encore un lectorat pour ce format : nous avons de plus en plus d’abonné.es.
Les magazines qui procèdent ainsi ont des chances de s’en sortir, mais cela reste un marché complexe pour les nouveaux entrants car déjà saturé. Et puis, cette qualité de média a un coût (illustrateurs, journalistes…). En conséquence, il faut travailler sur les points de vente alternatifs et sur les canaux de diffusion : nous réalisons une grande partie de nos ventes en ligne via Instagram et Facebook. Le digital est un levier pour soutenir les ventes papier !
Comment traitez-vous l’information dans Chut ! et comment choisissez-vous les thématiques mises en avant ?
Nous tendons l’oreille ! Ce qui nous intéresse, c’est d’aborder les grandes thématiques qui touchent et préoccupent tout le monde : nous avons par exemple parlé d’apprentissage, de la ville, on parlera de santé et d’écologie, avec toujours cette volonté de montrer l’impact du numérique sur ces grands questionnements. Nous voulons exposer l’usage des technologies à bon et à mauvais escient : des initiatives innovantes au service du bien commun, au même titre que des sujets qui fâchent comme les fake news, la pollution numérique… Ni technophiles ni technophobes, nous cherchons à prendre de la hauteur, avec, toujours en toile de fond, ce regard sur la diversité.
Numéro après numéro, nous affirmons notre ligne éditoriale, qui est de toute manière engagée. Le digital a été souvent perçu comme un objet professionnel. Nous lui préférons le terme “numérique”, qui nous semble mieux refléter une problématique sociétale.
Vous avez lancé une campagne de crowdfunding pour accompagner le financement de votre projet. Sur la plateforme, on pouvait lire “Pour ce secteur à enjeux économiques sociétaux forts, un secteur qui transforme notre société et notre façon de vivre au quotidien, les femmes ont une place essentielle à prendre.” : pouvez-vous expliciter ?
Les chiffres, vous devez certainement les connaître : il n’y a que 10 % de femmes dans le métier des technologies. Dès que l’on ajoute les fonctions communication, marketing, là on atteint plutôt 30 %. Ces 10 % sont le reflet d’un univers très masculin et pourtant ce sont ces compétences-là qui se développent et qui prennent de plus en plus de place aujourd’hui. Ce qui veut dire autant d’applis, de téléphones, d’outils et de services qui sont et seront développés majoritairement par des hommes. Car non seulement, les femmes sont sous-représentées, mais en plus, elles sont de moins en moins nombreuses : c’est un véritable enjeu de société. Parmi les raisons qui expliquent cette sous-représentation, c’est qu’elles ne se reconnaissent pas dans ces métiers-là. Elles font pourtant partie de l’histoire de l’informatique mais ont été progressivement écartées, à partir des années 80, avec l’avènement de l’ordinateur personnel dans les foyers. Le secteur s’est professionnalisé sans qu’elles ne soient encouragées à investir ces voies professionnelles. Les femmes sont tout autant utilisatrices et consommatrices : alors qu’un joueur sur deux est une joueuse, le milieu professionnel des jeux vidéos demeure extrêmement masculin ! Si beaucoup d’initiatives voient le jour, les chiffres, eux, ne bougent pas. C’était d’ailleurs l’objet de notre premier numéro “La femme est l’avenir de la tech”.
Notre action consiste également à proposer une autre manière de représenter les technologies : nous essayons de prendre le contrepied de cette image souvent froide, et d’y ajouter quelque chose de plus pop, de plus vivant. Nous faisons attention dans chaque numéro à avoir autant de portraits de femmes que d’hommes, des thématiques de diversité, de genres… En ouverture du magazine, on retrouve toujours un grand entretien dans lequel une femme prend la parole : Claudie Haigneré dans le numéro 3, Aurélie Jean dans le numéro 2. Cette représentativité est au cœur de notre ligne éditoriale. Dans le numéro dédié à la ville de demain, nous avons traité la safe city : la sécurité des femmes est abordée, ainsi que le télétravail avec cette question des inégalités.
Comment se traduit l’engagement sociétal et environnemental chez Chut ! ?
Chut ! est présent en ligne avec des contenus différenciés du magazine. Outre notre ligne éditoriale engagée, nous développons des articles sonores : ils permettent à n’importe qui d’accéder aux contenus sous une forme immersive, avec du sound design. Cette initiative relève tant de l’envie de s’adapter aux nouveaux usages que de rendre l’information Chut ! accessible aux personnes en situation de handicap. En termes de conception, le magazine est imprimé sur du papier issu de forêts éco-gérées.
Graphisme, typo… : Chut ! est un bel objet en lui-même. Pourquoi avoir particulièrement soigné son aspect ?
C’est sûrement une déformation professionnelle, comme nous venons des métiers de la communication ! C’est également la rencontre avec notre DA qui fait un travail magnifique. Nous considérons que l’expérience de lecture est globale, le contenu et le contenant sont d’égale importance. Aurore et moi aimons chercher qui va réaliser la couverture du prochain numéro, sélectionner les illustrateur.rices : il y en a une dizaine sur chaque numéro ! Encore une fois, crise de la presse et/ou de l’information, il est indispensable de se différencier et de marquer les esprits. L’objet doit être désirable et cela passe nécessairement par un travail sur le graphisme. Nous souhaitons montrer la dimension humaine du numérique, qui n’est pas de prime abord le sujet le plus sexy ! Ce travail sur l’identité visuelle est aussi là pour souligner que la transformation numérique est une transformation humaine avant tout.
Il en est de même du wording : la communication aurait-elle une importance pour la presse magazine ?
Elle est essentielle ! Un média, c’est une ligne éditoriale, il faut savoir la valoriser, la présenter le plus fidèlement possible. J’ai de toute manière du mal à voir comment faire autrement, peut-être que notre expérience d’entrepreneures dans la communication nous a ouvertes à l’importance de bien communiquer sur nos initiatives.
La situation actuelle a-t-elle eu un impact sur Chut ! ?
Au moment de l’annonce du confinement, nous étions en bouclage du deuxième numéro. La parution a été décalée à mai. Même si nous travaillons des contenus froids, il a fallu revoir certains contenus. On ne peut pas occulter l’impact d’une pandémie dans le traitement de l’information !
Comment envisagez-vous la suite ?
Nous sommes encore un jeune média et nous ne pouvons pas être partout, mais nous aimerions bien rendre accessible l’intégralité des articles en ligne en version sonore. Développer le format vidéo également : nous aimons créer des passerelles entre tous les supports !
Photo © Chut !
Propos recueillis par Géraldine Piriou, cheffe de projets contenus, COM-ENT
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