Par Marie-Doha Besancenot
Il y a un an, lorsqu'on pensait encore que la crise ne durerait pas, on se raccrochait au motto Churchillien « never waste a good crisis » en imaginant des lendemains meilleurs. Un an plus tard, on oscille entre brouillard et lassitude. Balayés, les espoirs de krisis salvatrice qui apporte à la fois le poison et son remède. Source tous les brown out, l'incertitude s'est installée, le suspens est un état permanent et la « communication de crise » est devenue la communication de tous les jours.
Dans ce nouvel environnement, la capacité à absorber l'incertitude est devenue un élément différenciant. Il y a ceux qui sont paralysés, ceux qui expérimentent prudemment sans savoir de quoi demain sera fait, et ceux qui en profitent pour faire joyeusement adopter des projets qui n'auraient jamais passé la barre en 2019. Tout se passe comme si l'on était soumis à un test de QI kantien, ou « quotient d'incertitude », lui qui estimait que l'intelligence de l'individu se mesure à « la quantité d'incertitude qu'il est capable de supporter ».
Danser au bord de l'abîme
« Bois du vin, puisque tu ignores d'où tu es venu ; vis joyeux, puisque tu ignores où tu iras »
Omar Khayyâm
En ce sens, l'époque serait favorable aux esprits nietzschéens fortifiés dans l'exercice de leur liberté, à l'aise dans un contexte « où l'esprit abandonnerait [...] tout désir de certitude » pour « se tenir sur les cordes légères de toutes les possibilités » et « danser même au bord de l'abîme »1. En bref : heureux les forts capables de reconnaître et d'approuver le tragique de l'existence. Heureux les esprits capables de vouloir ce qui arrive, de se projeter et de créer dans le brouillard.
Le défi du moment ordonne d'avancer sans cadre fixe ; pour le relever il faudrait, au choix, une force morale supérieure ou une intrépidité épicurienne.
Nissim Nicholas Taleb, auteur du Cygne Noir, est de l'avis des premiers. Depuis dix ans, il se penche sur la question devenue incontournable : « comment continuer à agir dans l'incertitude » ? Dans Incerto, le cycle d ouvrages qu'il lui dédie, il prête à cette « nouvelle donne » toutes les qualités d'un réveil collectif qui conduirait à l'action réfléchie. « C'est précisément quand on ne comprend pas le monde qu'on le gouverne le mieux », juge-t-il. Ou encore : « L'incertitude, plus que la certitude, enfante l'action et de meilleures décisions ». A l'en croire, « les bienfaits du désordre » seraient d'éveiller en nous de nouveaux moyens de tirer parti du chaos, dont deux : le développement d'une force morale nouvelle, « l'anti-fragilité », et une intelligence tactique nouvelle, celle des improvisateurs alertes. 2
Comment est-ce que cela s incarne, concrètement, dans nos vies professionnelles de télétravailleurs endurants de l'an 2021 ?
Le temps des improvisateurs ?
L'improvisation est sans doute la dernière des vertus attendues dans un monde corporate régi par les feuilles de route, objectifs annuels et KPIs. Synonyme de dilettantisme jusqu'à 2020, elle vient d'être de facto réévaluée et promue. Les profils agiles, capables de traiter des situations en temps réel se sont imposés comme les nouveaux piliers, tandis que les amateurs de process et de validations en cascades devenaient des poids dans les équipes.
Les programmes d'accompagnement RH ont fleuri, promouvant des « new leadership skills », essentiellement : savoir accompagner avec empathie et développer un storytelling qui rassure. Mais rien sur « apprendre à agir dans l'incertitude ». Comment les leaders en question sont-ils censés absorber les incertitudes pour déployer une parole qui rassure ? Peut-on seulement « apprendre à improviser » ? Dans un monde où planifier est devenu un exercice difficile, la question appelle des réponses.
La stratégie du renard : apprivoiser l'imprévu par des scenarii d'anticipation
Certains métiers ont intégré de longue date l'incertitude à leurs modes d action. Soit parce qu'ils sont aux prises avec un réel immédiat, avec lequel ils doivent composer en temps réel, soit parce que leur métier exige des projections à très long terme avec une visibilité de facto limitée. Ils ont en commun de s'appuyer sur des scenarii. La stratégie est simple : imaginer des futurs possibles et se préparer à leur réalisation. Une façon d'apprivoiser l'incertain et de préserver la possibilité d'agir aujourd'hui.
Le modèle le plus emblématique est celui des militaires, professionnels de la prise de décision vitale. Si la préparation vise à ne rien laisser au hasard, elle va de pair avec une lucidité sur le fait que le premier mort de la guerre, c'est le plan . Autrement dit, les scenarii servent à raccourcir la phase de surprise et le recours à l'intelligence situationnelle face au danger. « Si vis pacem, para bellum », « si tu veux la paix, prépare la guerre » : ils sont conçus comme des outils de prévention et de résilience.
La communication politique, dictée par les soubresauts de l'actualité, associe aussi étroitement scenarii d'anticipation et intelligence situationnelle. L'époque présente nous rappelle ce que les pros de la politique savent : que rien ne se passe comme prévu, et que pour coller au réel, mieux vaut ne rien plaquer de prédéfini qui soit dissonant. La com politique prépare des scripts adaptés aux situations A B C en sachant qu'aucune n'adviendra exactement et que le momentum dictera le message final. Mieux encore, ces scenarii sont pensés pour intégrer aussi un dialogue avec ses auditeurs putatifs. Cette communication est percutante parce qu'elle associe puissance d'anticipation et éthique de la réception. Une conjugaison gagnante dont jaillit le sens de l'à-propos et la capacité à toucher les cœurs.
Enfin, le modèle assurantiel (autre secteur spécialiste de l'imprévu), fonctionne aussi par scenarii de réalisation des risques. Le but est connu : assurer la stabilité à terme. Les moyens aussi : faire les provisions adaptées pour garantir l'équilibre du système, en se reposant sur l'analyse de la fréquence des crises graves. Avoir bien calibré ses scenarii : c'est à cette seule condition que l'assurance est capable d'absorber les imprévus pour les personnes assurées et de les ajuster à la marge. Modéliser l'avenir autant que possible, et ajuster au fil de l'eau en intégrant les nouvelles informations.
Ces trois exemples partent du principe que l'on peut anticiper une partie mais jamais tout maîtriser. Ils reposent sur une posture fondamentale d'humilité, qui reconnaît les limites de leur clairvoyance et la nécessité d'y remédier. Ils fonctionnent sur le même modèle : celui d'un équilibre entre planification (méthodique mais sans illusion) et improvisation. Pour ce faire, ils mobilisent deux types d intelligence - la planification rationnelle, classique en entreprise, et cette autre intelligence qui vit son apothéose en 2020-2021 : l'intelligence situationnelle, ou l'art de trouver ce qu'on doit faire quand on ne sait pas.
En délaissant ce que nous savons pour puiser en territoire inconnu, cette ressource créative permet de ne pas subir les imprévus. A l'aube de 2021, c'est le souhait que j'ai formé pour mes équipes : qu'elles ne subissent plus annulations en série et réinventions intempestives, mais y trouvent autant d'occasions de rebond, voire de renouer avec un esprit d'entreprise qui permette à chacun d'être acteur de ses réussites. S'il faut un sens tactique développé pour saisir le momentum et pouvoir séquencer les actions de façon stratégique3, je veux croire que chacun peut, à sa mesure, aiguiser sa compréhension de l'environnement, identifier les leviers prometteurs et provoquer les opportunités. La réactivité qui en découle est infiniment créatrice de valeur. Parce qu'elle accélère la prise de décision, évite le temps perdu dans le déni ou la stupéfaction face au contretemps, elle est aussi un vrai élément de résilience pour l entreprise.
La résilience de la fourmi agile : itérer pour s'adapter au changement
En matière de résilience, un autre modèle a triomphé en 2020-2021 : celui de l'action modeste, des petits pas de fourmi qui permettent d avancer en gardant toutes les options ouvertes. Il exige une posture contre-intuitive : renoncer à connaître exactement le but final et s'adapter en marchant. Pas facile de désapprendre le réflexe bien établi qui nous pousse à visualiser des futurs possibles pour ensuite tenter de les atteindre. Cette stratégie implique un changement de paradigme complet : renoncer à connaître la fin au moment où l'on commence, cesser d'inscrire son action dans une vision téléologique. Embrasser un autre modèle d'efficacité : progresser par gestes non définitifs, dans une logique itérative, celle du work in progress. En un mot, il s'agit de reconnaître la valeur de l'effectuation. Et si possible de tendre vers l'optimisme de Joseph Campbell : « Nothing is exciting if you know what the outcome is going to be »4!
Ce modèle s'incarne dans le test and learn de l'univers de la tech, qui plébiscite pour innover des avancées de court terme et la capacité à débrancher rapidement. C'est la logique des Proof Of Concept, des essais sur périmètre et durée limités. C'est la philosophie inverse du go big ou go home qui enferme les acteurs dans une exigeante dichotomie échec-réussite. Celui qui accepte de s'engager dans cette démarche, libéré de tous les scenarii écrits, ne risque plus d'être déstabilisé en les voyant déjoués. En cela, le test and learn sécurise et enclenche le cercle vertueux de la confiance en soi bien décrit par Charles Pépin dans ses Vertus de l'échec.
La méthode agile est allée beaucoup plus loin dans cette voie, en consacrant dans ses quatre valeurs fondatrices « l'adaptation au changement plus que le suivi d'un plan » (Manifeste Agile de 2001, signé par dix-sept spécialistes américains du développement logiciel)5. Ce quatrième point est central : c'est lui qui permet de découper tout processus de conception en petites étapes échelonnées et d'intervenir de façon itérative tout au long du projet. Dans ce cadre, le « plan d'action » est conçu pour se transformer au contact des contraintes du marché et des besoins du client. En contrepartie : fini le temps de latence entre l'expression du besoin et sa réalisation !
Tirée de l'analyse prédictive (comme l'approche par scenarii), cette stratégie capture en temps réel un maximum de facteurs permettant d'évaluer les risques et opportunités associés à une situation avant de décider. Dans une période où rien ne se passe jamais comme prévu, ces stratégies qui relèvent de l 'effectuation sont bien utiles pour préserver un mode de décision modeste mais sécurisant. On peut penser que les entreprises qui avaient déployé la méthode agile ont traversé 2020-2021 avec une option pragmatique pour avancer dans l'incertitude. Si l'agilité n'est pas pertinente dans toutes les situations, elle est clairement utile pour appréhender des contextes mouvants comme aujourd'hui.
Improviser avec les moyens suffisants
L'année 2020 a été l'occasion de mettre à l'épreuve les modes de pensée managériaux centrés sur la performance ; on a beaucoup débattu des nouvelles compétences à intégrer. Peut-être l'une des principales leçons à retenir porte-t-elle sur ce mode de pensée effectuale, qui consiste à agir en se contentant des moyens suffisants, sans attendre d'avoir tous les moyens nécessaires6. En d'autres termes : partir des moyens disponibles et suffisants pour en déduire les effets qu'on pourra raisonnablement atteindre. En contexte changeant, s'accrocher à un but pour en déduire les moyens nécessaires est voué à l'échec. A contrario, cette approche s'est avérée être un formidable auxiliaire de résilience.
En nous forçant à suspendre nos habitudes et en nous tendant un miroir réflexif, l'année 2020 nous a fait expérimenter l'incertitude existentielle très bien décrite par l'anthropologue américain Joseph Campbell : « Life is like arriving late for a movie, having to figure out what was going on without bothering everybody with a lot of questions, and then being unexpectedly called away before you find out how it ends »7. Ce « figuring out » concomitant avec l'acte d'entrer en scène, c'est précisément « l'art d'improviser avec les moyens suffisants » que j'ai tenté de décrire ici. Décrypter et agir en même temps, endosser un rôle dans le feu de l'action sans avoir préparé de scenarii alternatifs : cela me semble être une morale de l'action adaptée à notre époque à la fois pressée et nappée d incertitude.
Marie-Doha Besancenot dirige la communication d'Allianz France. Professeure agrégée, ancienne élève de l'ENS, elle a été plume d'un Premier Ministre, traductrice pour le Journal des Finances, a enseigné à l'université et exercé à l'ambassade de France à Londres. Chez Allianz France depuis 7 ans, elle dirige une équipe dédiée à la RSE, la Marque et la Communication.
1Nietzsche, Le Gai Savoir, 1901,§347
2 Nassim Nicholas Taleb, Incerto, Antifragile, 2012
3Harvard Business Review, « Comment garder le pouvoir d agir malgré l incertitude » par Dominique Vian, Mathilde Gaulle, Fabrice Léger, Quentin Tousart, le 5 mai 2020
4Joseph Campbell, The Hero s Journey, 1987
5Les 4 valeurs fondatrices :
Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils.
Un logiciel qui fonctionne plus qu une documentation exhaustive.
La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle.
L adaptation au changement plus que le suivi d un plan.
6Harvard Business Review, « Comment garder le pouvoir d agir malgré l incertitude » par Dominique Vian, Mathilde Gaulle, Fabrice Léger, Quentin Tousart, le 5 mai 2020
7« La vie, c est comme arriver en retard au cinéma, être contraint de deviner ce qui se passait avant qu on arrive sans embêter les autres avec trop de questions, puis être subitement appelé ailleurs avant d avoir vu la fin ».
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés